« Mitfreude »

Le projet nietzschéen d’une « éthique de l’amitié » dans Choses humaines, trop humaines

Olivier Ponton

1. Dès 1875, on trouve dans la correspondance de Nietzsche des allusions à une définition de l’amitié comme partage de la joie. Cette définition débouche rapidement sur le projet d’une véritable éthique : « éthique de l’amitié » et de la « joie partagée » [Mitfreude], par laquelle Nietzsche propose de compléter puis de remplacer l’ « éthique de la pitié » sur laquelle reposent le christianisme et le pessimisme schopenhauerien. Dialoguant avec Schopenhauer, mais aussi avec Wagner et Paul Rée, Nietzsche élabore ainsi peu à peu une conception originale de la « Mitfreude  », qui lui permet de s’affranchir de plus en plus explicitement de l’influence de Schopenhauer. On peut suivre l’évolution de cette conception des lettres de 1875 aux aphorismes de Choses humaines, trop humaines, en passant par les fragments de 1876-1877 – mais aussi dans des textes postérieurs : notamment Le gai savoir et le premier livre d’Ainsi parlait Zarathoustra [1].

2. C’est négativement que le thème de la « Mitfreude  », de la « joie partagée » surgit dans la correspondance de Nietzsche en 1875. Celui-ci découvre en effet, alors que « la maladie monte en ligne », comme l’écrit Curt Paul Janz[2], et qu’elle envahit son existence, qu’il est beaucoup plus difficile, lorsqu’on est malade, de penser aux autres, de leur écrire ou de songer à leur faire plaisir. Il évoque cette difficulté, notamment, dans une lettre à Malwida von Meysenbug, le 11 août 1875 :

3. Ce n’est pas l’ingratitude, mais la misère, qui m’a rendu muet si longtemps, vous voudrez bien le croire. Je ne connais rien de mieux que de penser à la manière dont, ces dernières années, je suis devenu toujours plus riche en amour ; et c’est toujours votre nom et vos sentiments fidèles et profonds qui me viennent alors en premier à l’esprit. Si la possibilité, et même la croyance en la possibilité de donner de la joie à ceux que j’aime, venait à me manquer, je me sentirais alors plus pauvre et démuni que jamais — et telle était bien ma situation. Mon état, à cause de ma santé, était si désespéré, que j’en venais à croire qu’il me fallait désormais courber l’échine et me dérober, exactement comme sous le poids de l’atmosphère oppressante et du fardeau d’un jour de forte chaleur. Tous mes plans s’en trouvèrent modifiés, et la pensée sans cesse m’envahissait, que mes amis attendaient mieux de moi, qu’ils devaient désormais renoncer à leurs espérances et qu’ils n’étaient pas récompensés pour leur fidélité. – Connaissez-vous cet état ? (BVN-1875,480)

4. Ce qui fait de la vie un « fardeau » insupportable, c’est que la maladie provoque une modification de tous les « plans » et rend incapable de « donner de la joie » à ceux qu’on aime[3]. La maladie engendre l’égoïsme[4], et puisque le malade est contraint de ne penser qu’à lui-même, parce qu’il ne parvient plus à penser qu’à l’allègement de ses souffrances, il ne peut plus faire plaisir à ses amis – il ne peut donc plus assumer l’exigence fondamentale de toute amitié. Jouant sur les mots et sur l’étymologie, Nietzsche définit en effet, en 1876, l’ami [Freund] par la joie [Freude] partagée : « Freunde von Mitfreuende ”, Mitfreude höher als Mitleid  » (« “Amis” vient de “ceux qui partagent de la joie”, la joie partagée est supérieure à la compassion[5] »). Nietzsche se souvient peut-être ici des « jours de confiance, de sérénité, de hasards sublimes » (EH-Klug-5) qu’il passa en compagnie de Wagner – mais il songe aussi à son vieil ami Carl von Gersdorff, avec qui, depuis Pforta, il a partagé tant de choses, et à qui il écrivait le 13 décembre 1875 :

5. Toi mon vieil et fidèle ami Gersdorff, nous avons, ma foi, partagé jusqu’à présent l’un et l’autre un bon bout de notre jeunesse, de notre expérience, de notre éducation : inclination, haine, aspiration, espoir, nous savons que nous nous réjouissons l’un l’autre du fond du cœur, même simplement d’être assis l’un à côté de l’autre, je crois que nous n’avons aucun besoin de promesse ou de vœu, car nous avons une foi très ferme l’un dans l’autre. Tu m’aides, là où cela t’est possible, je le sais d’expérience ; et je pense à propos de tout ce qui me réjouit : « comme Gersdorff se réjouira de cela ! » Car, pour tout te dire, tu as le don magnifique de la joie partagée [zur Mitfreude] ; je pense que ce don est encore plus rare et plus noble que celui de la compassion [des Mitleidens] (BVN-1875,495)

6. C’est donc « d’expérience », comme il le dit ici lui-même, que Nietzsche définit l’amitié par la « joie partagée », et qu’il place celle-ci au-dessus de la compassion (Mitleid, littéralement : « souffrance partagée »). On retrouve d’ailleurs le même thème, deux mois plus tard, dans une lettre de Nietzsche à un autre vieil ami, Erwin Rohde :

7. Cher ami, le ciel soit loué qu’enfin, pour une fois, quelque chose aille selon ton souhait ! La tempête s’est peut-être calmée maintenant et la lumière du soleil tombe à nouveau sur toi, pour te réconforter et te faire du bien, là où personne ne savait comment te porter secours. Ah, l’impuissance de tes amis ! Et que nous étions toujours condamnés à souffrir par compassion [zum leidenden Mitleiden] ! Et que moi-même, par-dessus le marché, j’ai été réduit au silence, et même encore maintenant, alors qu’on donne enfin, pour une fois, la parole à la joie partagée [die Mitfreude] ! – Ma tête est toujours en mauvais état, je ne peux ni lire ni écrire, et j’ai maintenant renoncé à tous mes cours, depuis la semaine dernière (à Erwin Rohde, le 18 février 1876)

8. Nietzsche reprend ici l’opposition « Mitleid  »/« Mitfreude  », et définit l’ami comme celui qui partage la souffrance mais, plus encore, comme celui qui partage la joie[6]. Le plus difficile pour un ami, comme le dit Nietzsche dans cette lettre, c’est d’être « réduit au silence », c’est-à-dire de ne pouvoir exprimer (donc partager) sa souffrance et sa joie. Nietzsche fait allusion ici à sa maladie, qui l’empêche à la fois de lire et d’écrire, donc de correspondre à distance avec ses amis. L’ « impuissance » dont parle Nietzsche est celle du malade qui ne parvient plus à satisfaire l’exigence élémentaire de toute amitié : le partage de la souffrance et, plus encore, le partage de la joie. C’est bien l’ « état » que décrivait Nietzsche dans sa lettre à Malwida von Meysenbug du 11 août 1875 [7].

9. Nietzsche donne ensuite à cette expérience[8], dans un fragment de 1876, un tour plus philosophique, en faisant de sa conception de l’amitié le principe d’une véritable « éthique » :

10. Ceux qui savent se réjouir avec nous sont placés plus haut et nous sont plus proches que ceux qui souffrent avec nous. La joie partagée [Mitfreude] fait l’ « ami » [« Freund  »] (celui qui partage de la joie [den Mitfreuenden]), la compassion fait le compagnon de douleur. Une éthique de la pitié a besoin d’être complétée par une éthique de l’amitié, plus haute encore (NF-1876,19[9])

11. Nietzsche critique ici implicitement la morale schopenhauerienne, qui est une morale de l’ « amour pur » et de la pitié, c’est-à-dire d’un amour affranchi de tout égoïsme et de toute volonté personnelle. La compassion, pour Schopenhauer, la souffrance partagée, signifie l’accès à la vérité fondamentale de l’existence, qui est que nous avons tous la même essence : la volonté aveugle et insatiable, et que la volonté étant notre essence commune, notre vie ne peut être qu’un tissu de souffrances. La doctrine de la « négation du vouloir-vivre », exposée dans le livre IV du Monde comme volonté et comme représentation, est donc bien une « éthique de la pitié » :

12. Quand le voile de Maya, le principe d’individuation se soulève, devant les yeux d’un homme, au point que cet homme ne fait plus de distinction égoïste entre sa personne et celle d’autrui, quand il prend aux douleurs d’autrui autant de part que si elles étaient les siennes, et qu’ainsi il parvient à être non seulement très secourable, mais tout prêt à sacrifier sa personne s’il peut par là en sauver plusieurs autres ; alors, bien évidemment, cet homme, qui dans chaque être se reconnaît lui-même, ce qui fait le plus intime et le plus vrai de lui-même, considère aussi les infinies douleurs de tout ce qui vit comme étant ses propres douleurs, et ainsi fait sienne la misère du monde entier. Désormais nulle souffrance ne lui est étrangère. […] Il aperçoit l’ensemble des choses, il en connaît l’essence, et il voit qu’elle consiste dans un perpétuel écoulement, dans un effort stérile, dans une contradiction intime, et une souffrance continue ; et c’est à quoi sont voués, il le voit, et la misérable humanité, et la misérable brute, et enfin un univers qui sans cesse s’évanouit. Et de plus, tout cela le touche d’aussi près que le fait pour l’égoïste sa propre personne. Comment dès lors, connaissant ainsi le monde, pourrait-il, par des actes incessants de volonté, affirmer la vie, s’y lier [verknüpfen] de plus en plus étroitement, en appesantir [drücken] le poids sur son être ? (Le Monde comme volonté et comme représentation, § 68, trad. A. Burdeau, Paris, PUF, 1966, p. 476-477).

13. On retrouve ici le verbe « verknüpfen  » par lequel Nietzsche désigne, dans la lettre à Marie Baumgartner du 14 juillet 1875, l’art de « lier » sa vie, c’est-à-dire d’en maintenir la diversité et la cohérence organique. On retrouve aussi la métaphore du fardeau qui revient très souvent sous la plume de Nietzsche dans la période de Choses humaines, trop humaines. On voit bien dans ce texte comment l’ « éthique de la pitié » conduit, chez Schopenhauer, à une morale de la négation du vouloir-vivre : partager la souffrance des autres revient à avoir l’intuition de l’essence du monde, et la souffrance partagée, la « compassion » incite à ne plus vouloir « lier » sa vie – et même à ne plus vouloir se « lier » à la vie elle-même. Nietzsche oppose à cette doctrine une « éthique de l’amitié », qui consiste au contraire à se « lier » aux autres, à la vie et à soi-même en partageant, non plus de la souffrance, mais de la « joie ». Cette éthique devrait donc déboucher, non plus sur la négation, mais sur l’affirmation du vouloir-vivre, et sur le désir de porter avec toujours plus de joie le fardeau de la vie. Nietzsche ne propose pas encore, néanmoins, de remplacer, mais de compléter l’ « éthique de la pitié » par une « éthique de l’amitié » – il parle d’« Ergänzung  » (« supplément », « complément ») : il faut aussi partager la souffrance des autres, mais il est plus important encore d’en partager la joie[9]. Nietzsche n’affirme donc pas que la vie n’est que joie, mais il s’oppose à l’idée schopenhauerienne selon laquelle la souffrance serait le fond de toute vie[10], et il soutient que la joie partagée est supérieure à la douleur partagée, car elle n’invite pas à la négation, mais à l’affirmation du vouloir-vivre. Il s’agit ainsi pour Nietzsche d’affirmer le tout de la vie, avec son lot de souffrance et de plaisir. C’est à une telle affirmation que prépare son « éthique de l’amitié », et c’est à ce dépassement de la morale schopenhauerienne et au désir qu’a Nietzsche, dès 1875-1876, d’inventer et de pratiquer une éthique de l’affirmation du vouloir-vivre, que s’oppose désormais la maladie de Nietzsche, qui le rend incapable de faire du bien aux autres et qui lui rend l’amitié beaucoup plus difficile.

14. Il est intéressant de comparer ces analyses à celles de Paul Rée qui, au même moment, écrit son second livre : De l’origine des sentiments moraux, qui sera publié en 1877 et dans lequel il traite, lui aussi, de la compassion et de la « joie partagée » (notamment dans le premier chapitre, « De l’origine des concepts “bon” et “mauvais” »). S’inspirant de Schopenhauer (et de Nietzsche !), Rée oppose en effet l’ « instinct égoïste », qui s’exprime notamment dans l’envie et la « joie de nuire » [Schadenfreude], à l’ « instinct non égoïste », qui s’exprime dans la « joie partagée » [Mitfreude] et la « compassion » [Mitleid]. La thèse de Paul Rée est la suivante : « Comme […] cet instinct non égoïste est plus faible chez la plupart des hommes que l’instinct égoïste, cette joie partagée [Mitfreude] est souvent entravée par l’envie, la compassion par la joie de nuire [Schadenfreude [11]] ». Si nous appelons « bon » l’instinct non égoïste et « mauvais » l’instinct égoïste, ce n’est pas parce que ces instincts sont bons ou mauvais par nature, c’est parce que l’envie et la « joie de nuire » sont nuisibles alors que la « joie partagée » et la compassion sont utiles (ce que l’on nous a habitués à sentir sans nous donner les moyens de le comprendre et de le justifier[12]). Rée s’inscrit donc dans le sillage de Schopenhauer : en opposant la compassion à la joie de nuire et la joie partagée à l’envie, il oppose essentiellement le non-égoïsme à l’égoïsme, comme Schopenhauer opposait l’agapè à l’éros, l’ « amour pur » à la volonté. Nietzsche, quant à lui, rompt avec la perspective schopenhauerienne : il n’oppose plus la « joie partagée » à l’ « envie » (dont il fait par ailleurs l’éloge chez les Grecs), mais il la compare à la « compassion », l’autre forme de l’instinct non-égoïste décrit par Paul Rée. Ce qui est discriminant pour Nietzsche, ce n’est pas, comme pour Paul Rée, le suffixe « Mit-  » de « Mitleid  » et de « Mitfreude  », c’est-à-dire ce qui fait que la joie et la douleur sont partagées, tournées vers autrui et « utiles », c’est le substantif « Leid  » ou « Freude  », c’est-à-dire le sentiment qui est partagé. Ce qui compte, ce n’est pas qu’un sentiment soit partagé, c’est que ce soit de la joie plutôt que de la douleur. Nietzsche se réapproprie donc la terminologie forgée par Paul Rée, mais il la réaménage et la réinterprète complètement : l’analyse de la « Mitfreude  » n’est plus chez lui une manière de prolonger ou de compléter la doctrine de Schopenhauer, c’est un véritable instrument de critique et de dépassement de la morale schopenhauerienne.

15. On retrouve cette vision de l’amitié et ce dépassement de la morale schopenhauerienne dans tout un ensemble de textes de 1875-1880. D’abord l’aphorisme 499 de Choses humaines, trop humaines) : « Mitfreude, nicht Mitleiden , macht den Freund  » (littéralement : « c’est la joie partagée, et non la douleur partagée, qui fait l’ami »). On trouve aussi la devise de l’ « éthique » fondée sur cette conception de l’amitié dans le fragment 16[13] de 1876 : « Chaque jour faire une joie [Freude] – “ami [Freund]” ». C’était déjà la devise de Nietzsche en 1875, comme en témoigne une lettre de mars 1875 à Malwida von Meysenbug :

16. J’ai formé le vœu de pouvoir, chaque jour, faire quelque chose de bien pour les autres hommes. Cet automne, j’ai pris la résolution de commencer chaque journée en me demandant : N’y a-t-il personne pour qui tu pourrais, aujourd’hui, faire quelque chose de bien ? De temps à autre, on réussit à trouver quelque chose (à Malwida von Meysenbug, peu après le 20 mars 1875).

17. Nietzsche réaffirme enfin ce « vœu » et cette « éthique de l’amitié » dans l’aphorisme 589 de Choses humaines, trop humaines, intitulé « La première pensée de la journée » :

18. Voici le meilleur moyen de bien commencer chaque journée : c’est de se demander au réveil si l’on ne pourrait pas ce jour-là faire plaisir au moins à quelqu’un. Si cette idée avait des chances d’être reçue en remplacement de l’habitude religieuse de la prière, nos semblables trouveraient avantage à ce changement. (MA-589)

19. Il ne s’agit pas encore pour Nietzsche de prendre « plaisir à l’humain[13] », comme il en sera question à l’époque d’Aurore, mais à l’inverse de donner du plaisir aux hommes. Lorsqu’on prie, on fait appel à la compassion, à la « miséricorde » de Dieu. Nietzsche ne propose plus ici un « complément » [Ergänzung], mais un « remplacement » [Ersatz] de cette éthique de la prière et de la compassion, par une « éthique de l’amitié » et de la joie partagée : Nietzsche franchit donc une étape supplémentaire, par rapport au fragment de 1876, dans la distance qu’il prend à l’égard du système de Schopenhauer. La pitié semble désormais exclue de son éthique. Nietzsche réinterprète ainsi complètement le précepte du Christ : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». L’amour du prochain ne consiste pas, comme le pense Schopenhauer, à avoir pitié des autres et à partager leurs souffrances, mais à leur faire plaisir et à partager leurs joies.

20. Nietzsche va même jusqu’à suggérer une sorte d’incompatibilité psychologique entre la compassion et la « Mitfreude  », dans l’aphorisme 321 de Choses humaines, trop humaines :

21. Les compatissants. – Les natures compatissantes, toujours prêtes à porter secours dans le malheur, sont rarement en même temps celles qui partagent de la joie [die sich mitfreuenden] : le bonheur des autres ne leur laisse rien à faire, elles y sont de trop, s’y sentent frustrées de leur supériorité, et en montrent facilement quelque dépit. (MA-321)

22. Contrairement à ce que pense Paul Rée, ce n’est pas l’envie qui entrave la « joie partagée », c’est la compassion elle-même : les « natures compatissantes » ont l’habitude de porter secours à ceux qui souffrent, donc à agir, et à se sentir supérieures – lorsqu’elles ont à partager, non plus de la douleur, mais de la joie, elles ne trouvent plus « rien à faire » et n’ont plus aucun sentiment de supériorité. C’est pourquoi il est rare [selten] qu’un même homme sache à la fois partager la souffrance et la joie des autres. Pour le dire autrement : le projet de donner à l’ « éthique de la compassion » le « complément » d’une « éthique de l’amitié », c’est-à-dire de la « Mitfreude  », se heurte à une sorte d’invraisemblance psychologique. Puisque la « joie partagée » est supérieure à la compassion, il ne s’agit donc plus de compléter, mais bien de remplacer l’éthique de la pitié par une éthique de la « Mitfreude  ».

23. Toutes ces réflexions de Nietzsche sur l’amitié et sur la « joie partagée » débouchent ainsi sur une véritable « éthique », au sens où il s’agit de se transformer soi-même et de façonner un homme nouveau, ou plutôt un nouveau « caractère » – caractère que Nietzsche, dans l’aphorisme 614 de Choses humaines, trop humaines, attribue aux « hommes qui anticipent » [vorwegnehmende Menschen], et oppose au « caractère désagréable » des hommes « arriérés » :

24. Un autre caractère, qui est riche en joie partagée [an Mitfreude], se fait partout des amis [überall Freunde gewinnt], est plein d’amour pour tout ce qui croît et pour tout ce qui devient, se plaît à partager tous les honneurs et les succès des autres, et ne prétend pas au privilège d’être seul à connaître le vrai, mais est plein d’une modeste méfiance, – c’est un homme qui anticipe et qui tend de toutes ses forces à une culture supérieure de l’humanité. Le caractère désagréable est fils de ces temps où il restait encore à poser les fondements rudimentaires des rapports humains ; l’autre vit aux étages supérieurs, aussi loin qu’il se puisse de la bête sauvage qui, enfermée dans les caves, sous les assises de la culture, se démène et hurle sa rage. (MA-614)

25. La « Mitfreude  » ne désigne plus ici seulement l’ami, mais l’ « homme qui anticipe » et « se fait partout des amis ». Elle témoigne d’une existence plus libre et plus haute, d’une vie qui s’oppose à celle de la « bête sauvage », « enfermée dans les caves ». L’ « éthique de l’amitié » se révèle être ainsi une véritable « voie de la liberté de l’esprit », et les amis partageant leur joie une figure des « esprits libres » auxquels Choses humaines, trop humaines est dédié. Plus radicalement encore, la « Mitfreude  » est ce qui distingue l’homme et les « choses humaines » de l’animal – Nietzsche reprend cette idée dans l’aphorisme 62 d’Opinions et sentences mêlées, intitulé, précisément, « Mitfreude  » :

26. Le serpent qui nous pique pense nous faire mal et s’en réjouit ; l’animal, tout inférieur qu’il est, peut se représenter la douleur chez l’autre. Mais se représenter la joie d’autrui et s’en réjouir est le suprême privilège des animaux supérieurs, mais accessible seulement, parmi eux, aux exemplaires d’élite ; c’est donc un humanum rare : si bien qu’il y a eu des philosophes qui ont nié la joie partagée [die Mitfreude]. (VM-62)

27. Non seulement la « Mitfreude  », c’est-à-dire la joie que l’on prend à se représenter la joie de l’autre, est ce qui distingue l’homme de l’animal, mais elle est encore ce qui distingue les hommes supérieurs du commun des mortels. Si l’on replace cet aphorisme dans le contexte de l’ « éthique de l’amitié » que Nietzsche s’efforce de définir depuis 1875-1876, il faut dire que l’amitié véritable est réservée aux hommes véritables, c’est-à-dire aux « exemplaires d’élite » que sont les esprits libres.

28. Il est significatif, d’ailleurs, que l’on retrouve cette idée d’une éthique de la « Mitfreude  » durant toute la période de la « libre pensée » (la « Freigeisterei  ») de Nietzsche, c’est-à-dire de 1876 à 1882. Nietzsche s’efforce ainsi, dans un fragment de 1880, de reprendre et de développer le thème, avancé en 1876, d’une éthique de la joie partagée qui serait comme le « complément » d’une éthique de la compassion :

29. La sympathie [Mitgefühl] s’accroît lorsqu’elle a des sensations joyeuses pour résultat majeur ; elle décroît lorsqu’elle apporte plus de douleur que de joie. Le spectacle constant de la souffrance entraîne un déclin constant de la compassion [Mitleid], alors que l’on devient d’autant plus sensible à la souffrance d’autrui que l’on a plus de joie partagée [Mitfreude]. – Les gens les plus compatissants sont ceux qui ont beaucoup de joie intérieure, tout ce qui y contredit leur fait mal ; les gens habitués au malheur et les gens de guerre sont durs. (NF-1880,3[86])

30. Nietzsche ne parle pas ici d’amitié mais de « sympathie » – « Mitgefühl  », qui signifie littéralement : « sentiment partagé ». Le sentiment ainsi partagé peut être de la douleur ou de la joie, mais pour qu’il y ait vraiment partage, il faut que de la joie soit partagée. Si « l’éthique de la compassion » doit être complétée par une « éthique de l’amitié », c’est-à-dire de la joie partagée, comme le notait Nietzsche en 1876, c’est parce que la compassion ne peut se passer de cette « Mitfreude  » : on ne peut partager longtemps les souffrances d’autrui, et on les partage de moins en moins si on ne partage pas aussi de la joie. Il n’y a donc de compassion véritable [Mitleid] entre les hommes et, plus généralement, de sentiment partagé [Mitgefühl] que s’il y a d’abord entre eux de la joie partagée [Mitfreude].

31. Dans un autre fragment de 1880, Nietzsche ne réfléchit plus sur la complémentarité mais, comme dans l’aphorisme 589 de Choses humaines, trop humaines (MA-589), sur l’opposition de la joie partagée et de la pitié :

32. Les philosophes voient dans la pitié, comme dans tout abandon à une affection nocive, une faiblesse. Elle accroît la souffrance dans le monde : même si indirectement <elle> adoucit une souffrance, ce résultat ne peut pas la justifier dans son être ! Supposons qu’elle règne : l’humanité périrait instantanément.

33. Au contraire, la joie partagée [die Mitfreude] augmente la force du monde. La joie prise à l’individu qui, à son tour, quoi qu’il lui arrive, conserve vaillamment la joie prise à lui-même, est une très noble pensée. Il faut aider pour pouvoir de nouveau partager la joie [mitfreuen] – mais il faut tenir son âme en bride et la garder froide aussi longtemps qu’il est nécessaire pour qu’elle ne soit pas contaminée par le désespoir : comme le vrai médecin (NF-1880,7[185])

34. Nietzsche présente bien ici la « Mitfreude  » comme une éthique, une véritable ascèse : « il faut tenir son âme en bride et la garder froide » – ascèse qui consiste à ne pas se laisser contaminer par la souffrance suscitée par la « pitié ». Et cette éthique, comme en 1878, a pour Nietzsche une dimension culturelle et anthropologique – presque cosmologique : c’est l’avenir de l’humanité et du monde, de la « force du monde » qui est en jeu[14]. Nietzsche en déduit une conséquence paradoxale : il faudrait pouvoir « partager la joie prise par nos ennemis à notre malheur » (NF-1880,7[286]) – et jouir ainsi de la joie du serpent qui, dans l’aphorisme 62 d’Opinions et sentences mêlées), prend plaisir à nous mordre[15]. La logique de la « Mitfreude  » doit donc être poussée jusqu’à sa conséquence ultime et paradoxale, c’est-à-dire jusqu’au partage de toute joie, y compris celle que nos ennemis prennent à nous voir souffrir, non par masochisme mais par souci de l’avenir de l’homme : la joie partagée, qui « augmente la force du monde », n’est plus, comme en 1876, le « complément » de la compassion, mais celui de la cruauté et de l’inimitié. En se radicalisant, l’ « éthique de l’amitié » renverse ainsi complètement sur elle-même l’ « éthique de la pitié » dont elle était initialement le « complément » : Nietzsche s’oppose de plus en plus nettement au système de Schopenhauer.

35. Cette radicalisation se poursuit encore à l’époque du Gai savoir, dans lequel l’ « éthique de l’amitié » de 1876 débouche paradoxalement sur une « morale » élitiste et « individuelle » :

36. Et, s’il s’agit de taire ici certaines choses, je ne tairai pourtant pas ma propre moral, qui me dit : vis caché, afin que tu puisses vivre pour toi ! Vis dans l’ignorance de ce qui semble le plus important à ton siècle ! Mets entre aujourd’hui et toi-même au moins l’épaisseur de trois siècles ! Que les cris d’aujourd’hui, que le vacarme des guerres et des révolutions ne soient pour toi qu’un murmure ! Toi aussi tu voudras secourir ! Mais ne secourir que ceux-là dont tu comprends entièrement la détresse, parce qu’avec toi ils ont une souffrance et une espérance, – tes amis : et ne les secourir qu’à la manière dont tu te secours toi-même : – je les rendrai plus courageux, plus endurants, plus simples, plus joyeux ! Je leur enseignerai ce que maintenant si peu de gens comprennent, et que ces prédicateurs de la compassion comprennent le moins : – la joie partagée [die Mitfreude] ! (FW-338)

37. Dans ce passage, Nietzsche reprend l’analyse du fragment 1880,7[185], tout en l’inscrivant plus explicitement dans la problématique de l’ « éthique de l’amitié » : on retrouve ainsi la définition de l’amitié par la « Mitfreude  » et l’opposition de deux morales, l’une de la compassion et l’autre de la joie partagée. Cet aphorisme permet de comprendre comment s’articulent, chez Nietzsche, ce que lui-même appelle le « pathos de la distance », la passion de la solitude, le sens aristocratique de l’ordre et de la hiérarchie, et d’autre part le besoin d’amour et d’amitié, de communauté, de partage spirituel. Ces deux aspirations définissent aussi essentiellement l’une que l’autre la sensibilité nietzschéenne, et c’est dans leur réunion qu’il faut chercher la « morale » de Nietzsche – réunion qui s’exprime notamment, durant toute la « Freigeisterei  » de 1876-1882, dans le projet de fonder, comme le dit Nietzsche dans une lettre de septembre 1876, « une sorte de cloître pour esprits libres », dans lequel différents « éducateurs » pourraient partager leur science et leur joie, leur « gai savoir », à l’abri du tumulte de la vie active[16]. Le vieux thème de l’ « inactualité » du philosophe-philologue se combine ainsi à ceux du masque et de la solitude, pour s’articuler à celui de l’ « éthique de l’amitié » et de la joie partagée.

38. Dans un fragment de 1883, c’est Zarathoustra lui-même qui se trouve associé à cette nouvelle morale : « Zarathoustra 4 L’enseignement de la joie partagée [Mitfreude] » (NF-1883,15[4]). On peut trouver cet « enseignement », notamment, dans le discours intitulé : « Des compatissants », dans lequel on retrouve, réinterprétée et formulée autrement, l’opposition de 1876 entre « éthique de l’amitié » et de la joie et « éthique de la pitié » :

39. Depuis qu’il y a des hommes, l’homme ne s’est que trop peu réjoui de lui-même : c’est là, mon frère, notre unique péché originel !

40. Et à apprendre à mieux nous réjouir, nous désapprenons le mieux à faire souffrir les autres et à penser à les faire souffrir.

41. C’est pourquoi je me lave la main qui a aidé celui qui souffre, c’est pourquoi je m’en lave encore aussi l’âme.

42. Car, à voir souffrir celui qui souffre, j’ai eu honte pour lui de la honte qu’il éprouvait ; et à lui porter secours, j’offensai durement sa fierté. […]

43. Mais moi, je suis quelqu’un qui donne : je donne volontiers, comme un ami à ses amis […] (Za-II-Mitleidige)

44. L’amitié de Zarathoustra est le « fruit » du « grand amour », c’est-à-dire de l’amour qui « surmonte pardon et compassion ». Le thème de la « Mitfreude  » prend évidemment ici une proportion qu’il n’avait pas en 1876, mais on voit bien comment ce discours de Zarathoustra s’inscrit dans une perspective ouverte sept ans plus tôt, avec le fragment sur l’ « éthique de l’amitié ».

45. On comprend mieux aussi, réciproquement, l’importance des textes de Choses humaines, trop humaines sur l’amitié et sur la joie partagée : toute la « morale » de Nietzsche y prend vie, morale de l’affirmation de soi, de la lutte contre la pitié et contre la honte, morale de l’amour du réel et de l’amor fati. On comprend mieux également la signification de la lettre du 11 août 1875 à Malwida von Meysenbug : s’il est si grave pour Nietzsche de ne plus pouvoir « donner de la joie » à ceux qu’il aime à cause de sa maladie, c’est que toute son « éthique » est ainsi remise en cause, et avec elle le principe même de son existence et de son devenir philosophique. La maladie s’oppose ainsi à la morale de la « Mitfreude  » qu’il s’efforce d’élaborer dans Choses humaines, trop humaines et par laquelle il essaie secrètement de dépasser la morale schopenhauerienne.

[1]Je ne traiterai pas ici du thème de l’amitié en général, mais seulement de l’amitié en tant qu’ « éthique » et en tant que Nietzsche l’associe à la « joie partagée » [Mitfreude]. C’est un thème essentiel dans toute l’œuvre de Nietzsche, et dans la période 1875-1879 en particulier. Pour preuve, l’Hymne à l’amitié, dont Nietzsche achève une première version durant les vacances de Noël 1875-1876 (il le reprendra en 1882 puis en 1887), ou l’Épilogue poétique qu’il écrit en 1882, reprend en 1884 et ajoute en 1886 à Choses humaines, trop humaines : « Entre amis ». Nietzsche évoque d’ailleurs, sans la nommer, dans la première strophe de ce poème, la « Mitfreude  » entre amis : « Il est beau de se taire ensemble, / Plus beau de rire ensemble, — / Sous la tente d’un ciel de soie, / Le dos à la mousse du hêtre, / Rire entre amis, éclats cordiaux / Et blanches dents qui se découvrent ». Le fragment 31[9] de l’été 1878, est, lui aussi, consacré au plaisir partagé des amis : « Mes amis, nous trouvons plaisir l’un à l’autre comme aux fraîches plantes de la nature et avons des égards entre nous : ainsi, nous poussons comme des arbres l’un à côté de l’autre, et bien haut et bien droit parce que justement chacun aide l’autre à s’élever ». Voir aussi le titre que Nietzsche, un moment, pense donner à son nouveau livre : « Le voyageur à ses amis / par F.N. » (NF-1878,27[22]), ou le fragment 1877,22[2] : « Aux amis, salut et dédicace ». Voir encore le fragment 1877,22[68] : « Amis. / Vous me croyez seul — accueillez alors le compagnon du solitaire ». J’ajoute que Nietzsche réfléchit aussi, en 1876-1877, sur la conception aristotélicienne de l’amitié (Voir NF-1876,21[26] et surtout 1876,23[106]) et sur l’amitié telle que les Anciens la concevaient, c’est-à-dire comme « problème philosophique » (Voir MA-354 et la lettre à Franz Overbeck, 11 avril 1879). Sur l’amitié en général, voir, entre autres, MA-305, 327, 352, 368, 376, 378, 390, 559, eKGWB/VM-252, 260, 263, les fragments 1878,27[95] et 32[12] ou la lettre à Carl Fuchs, entre le 20 et le 27 juillet 1878, dans laquelle Nietzsche évoque son projet de publier une « chronique des amis » [Jahrbuch der Freunde].
[2]Curt Paul Janz, Nietzsche. Biographie, II, trad. Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 1984, p. 61-91.
[3]Voir, plus tard, carte postale à Franziska et Elisabeth Nietzsche, 31 décembre 1878 : « un malade cause peu de joie et beaucoup de misère ». Réciproquement, un malade a besoin qu’on lui donne de la joie – voir lettre à Carl von Gersdorff, 18 janvier 1876 : « je dois toujours plus chercher mon bonheur dans le bonheur de mes amis » ; voir aussi lettre à Louis Kelterborn, janvier 1879 : « vous m’avez apporté ma première joie de la nouvelle année […]. J’étais moi-même alité, malade, en proie à de violentes douleurs, et j’avais besoin de me réjouir ».
[4]Voir lettre à Wagner, 24 mai 1875 : « c’est le fait d’être malade, et l’égoïsme qui guette dans la maladie, par quoi on est contraint de penser sans cesse à soi : tandis que le génie, dans la plénitude de sa santé, ne pense toujours qu’aux autres, bénissant et guérissant involontairement, là où il ne fait que poser la main. Tout homme malade est un gredin, ai-je lu récemment ». Voir lettre à Paul Rée, 20 octobre 1878. Voir aussi Ainsi parlait Zarathoustra, I, « De la prodigue vertu » : « Il est un égoïsme d’autre sorte, beaucoup trop pauvre, qui meurt de faim, qui toujours veut voler, cet égoïsme des malades, cet égoïsme malade ».
[5]On trouve cette note dans le manuscrit siglé N II 1, p. 205, cité par Mazzino Montinari, in KGW 6/4, p. 424, note du fragment 1876,19[9]. Sur le parallèle entre « Mitleid  » et « Mitfreude  », voir la remarque de Heinrich Köselitz, dans la lettre du 1er ou du 2 octobre 1879 : « – Une autre remarque : sur joie partagée et pitié [Mitfreude und Mitleid] ; ces deux mots sont formés de manière analogue ; mais leur correspondance ne vient pas de l’analogie de l’opposition. Celui qui éprouve de la compassion [der Mitleidende] souffre en se représentant la souffrance que l’autre supporte ; celui dont on a pitié n’est pas en état de comprendre par sympathie, en aucune manière, la souffrance de celui qui a pitié de lui, son sentiment est totalement différent. En revanche, la joie partagée [Mitfreude] n’a absolument rien d’analogue. La joie partagée est tout à fait de de la même facture que la joie primitive elle-même ». Autrement-dit : seule la « Mitfreude  » est un partage véritable, car la “joie partagée” est semblable à la “joie primitive” – dans la “compassion”, au contraire, la “douleur partagée” n’a rien à voir avec la douleur primitive : celui qui a pitié ne souffre pas de la même souffrance que celui dont il a pitié » (KGB, 2/6.2, n1235). Nietzsche ne donne pas de suite à cette remarque – sans doute pour respecter le « programme d’absence de pensée » qu’il s’est alors fixé : voir la réponse qu’il donne, le 5 octobre 1879, à cette lettre de Köselitz, BVN-1879,889.
[6]Voir aussi la carte postale que Nietzsche écrit à Marie Baumgartner, le 6 avril 1879, et dans laquelle celle-ci est qualifiée d’ « amie partageant de la joie [mitfreuende Freundin] ».
[7]Sur cette « impuissance » de l’ami malade, voir aussi la lettre à Reinhart von Seydlitz, 4 janvier 1878 : « Vous êtes si bon, cher, cher ami, avec vos vœux et vos promesses, et je suis aujourd’hui si démuni. Chacune de vos lettres est pour moi un beau morceau de joie de vivre [ein schönes Stück Lebensfreude], mais je ne peux rien, absolument rien vous donner en échange ».
[8]Sur ce thème de l’amitié et du partage de la joie, récurrent dans la correspondance de Nietzsche de cette période, cf. le conseil que donne Nietzsche à Erwin Rohde, pour son anniversaire, dans la lettre du 7 octobre 1875 : « Réjouis-toi [Freue Dich] donc avec [mit] tous ceux qui t’aiment, quand, livré à toi-même, tu ne sais, sinon, téter que le lait de la souffrance [Leid] et de la mélancolie ». Voir. la lettre à Cosima Wagner que Nietzsche joint, début juillet 1876, à l’envoi de sa quatrième Considération inactuelle : « Veuillez donc considérer avec bonté la tentative que je fais de mon côté aujourd’hui pour vous faire une petite joie [eine Freude] en vous envoyant l’un des deux exemplaires de luxe de mon dernier écrit. Vous en conclurez que je n’ai pas supporté de me préparer dans une telle solitude et dans un tel éloignement à la grandeur, à l’immensité de cet été [Nietzsche fait allusion ici au premier festival de Bayreuth], et que je devais vous faire part de ma joie [meine Freude mittheilen]. Si seulement j’avais l’espoir d’avoir deviné et exprimé, ci et là, un accord où résonne votre joie [Freude] ! – Je ne saurais me souhaiter rien de plus beau » (BVN-1876,538). J’ajoute que dans ses lettres, Nietzsche associe souvent l’évocation de la joie à celle de l’amitié — et on trouve souvent les termes « Freund  » et « Freude  » dans une même phrase. Voir aussi l’expression de la lettre à Erwin Rohde, 16 juin 1878 : « tu pourrais beaucoup, beaucoup te réjouir de ton ami [Deines Freundes freuen] » (BVN-1878,727, Nietzsche fait ici allusion à lui-même et au fait qu’il a retrouvé son « idéal de vie »).
[9]Sur le thème d’une complémentarité de « l’éthique de la compassion » et de « l’éthique de l’amitié » et sur l’idée que, dans l’amitié, le partage de la joie peut s’ajouter comme un « supplément » plus noble et plus rare au partage de la douleur, voir par exemple la lettre à Carl von Gersdorff, du 26 mai 1876, dans laquelle Nietzsche évoque les souffrances de Leopold Rau, l’illustrateur qui dessina la vignette de couverture de la première édition de La naissance de la tragédie (un Prométhée délivré de ses chaînes), et qui était tombé gravement malade : « Pauvre Rau ! – Nous devons tous apprendre à croire, par moments, en l’absence de valeur de la vie, chacun a son lot de blessure mortelle. Je réfléchis à la manière avec laquelle je pourrais lui faire une petite joie [eine kleine Freude], en témoignage de ma grande compassion [Mitleides] ». La joie partagée, la « Mitfreude  » est ici l’expression de la compassion elle-même.
[10]Voir le § 56 du Monde comme volonté et comme représentation.
[11]Paul Rée, De l’origine des sentiments moraux, trad. Michel-François Demet, Paris, PUF, 1982, p. 82.
[12]Nietzsche reprendra cette idée lorsqu’il analysera la « tradition » dans Aurore.
[13]Voir le fragment 1880,6[400] et l’exclamation : « Le roman et l’observation psychologique, nés du plaisir pris à l’humain [Lust am Menschen], sont notre lot ! »
[14]Puisque la « Mitfreude  » augmente la force du monde, les amis sont « ceux qui embellissent le monde » (NF-1883,16[83]).
[15]Voir le discours de Zarathoustra intitulé « De la morsure de vipère », dans lequel on trouve un écho à la fois de l’aphorisme 62 d’Opinions et sentences mêlées et du fragment 1880,7[286] : Zarathoustra, à la vipère qui l’a mordu et qui pense lui avoir fait du mal, ne rend pas un mal ni un bien (ce serait lui faire honte), mais il lui prouve qu’elle lui a « fait un bien » (la morsure l’a réveillé au bon moment). Alors que la vipère ne peut que se représenter le mal qu’elle cause en mordant Zarathoustra, celui-ci parvient à lui apprendre à réinterpréter cette morsure, en partageant avec lui la joie qu’il a de s’être réveillé à temps.