NIETZSCHE ET LE CAS BIZET

Johan Grzelczyk

1. […] sur la musique il est à peine possible de penser honnêtement (WS-167 [1]).

2. Souvent évoquée, plus rarement véritablement étudiée pour elle-même, la question des rapports que Nietzsche entretint avec la musique conserve aujourd’hui encore tout son intérêt. En effet, si son amitié avec Wagner, puis sa rupture avec le compositeur, ont fait couler beaucoup d’encre, il en va tout autrement des nombreuses pages dédiées, par exemple, à Haendel, à Mozart, à Schubert ou encore à Bizet qui, quant à elles, ont rarement eu les honneurs de la critique.

3. Pour être tout à fait exact, il faut toutefois préciser que, en ce qui concerne ce dernier, son nom – tout comme son œuvre majeure, Carmen est bien souvent mentionné au sein de la littérature traitant plus ou moins directement de la question de Nietzsche et de la musique. Cependant, force est de constater que les commentateurs ne le citent, la plupart du temps, que pour mieux lui dénier son importance propre, c’est-à-dire dans l’unique but de l’opposer à Wagner[2]. La singularité de cette démarche réside, à n’en pas douter, dans le fait qu’en abordant Bizet sous cet angle pour le moins restrictif, chacun s’imagine en cela être fidèle à la pensée de Nietzsche.

4. En effet, n’est-ce pas Nietzsche lui-même qui, en 1888, écrivait à Carl Fuchs : « Vous ne devez pas prendre au sérieux ce que je dis de Bizet, aussi vrai que je suis, Bizet n’entre mille fois pas en ligne de compte pour moi[3] » ? De même, n’est-il pas écrit en toutes lettres dans Ecce Homo : « j’obéis à une nature dionysienne qui ne sépare pas le “faire” négateur du “dire” affirmatif » (EH-Schicksal-2) ?

5. Ainsi, en la matière, chacun semble prêt à se rendre à cette aveuglante évidence selon laquelle si Nietzsche a bel et bien écrit Le cas Wagner, il s’est, par contre, abstenu de rédiger Le cas Bizet. Le compositeur de Carmen ne serait, en conséquence, sous la plume de Nietzsche, qu’un simple dispositif rhétorique employé par le philosophe pour mieux faire valoir ses griefs envers son compatriote.

6. L’objectif du présent article, s’il ne saurait être de remettre en cause, dans sa totalité, le bien-fondé de cette interprétation omniprésente des écrits de Nietzsche concernant Bizet, sera toutefois d’en désigner les limites.

7. Nous ne reviendrons pas ici sur les limites de cette interprétation en ce qui concerne l’attitude de Nietzsche envers l’art wagnérien. Nous rappellerons simplement que l’importance du cas Wagner aux yeux de Nietzsche est bien plus due au fait que ce cas est symptomatique de l’état de l’Allemagne de la fin du xix e siècle et de sa « décadence » qu’à de strictes considérations esthétiques. Nous tenterons de montrer que, à l’inverse, Nietzsche traite le cas Bizet comme un véritable cas esthétique, lequel est, en conséquence, également révélateur de la philosophie de l’auteur.

8. Il s’agira donc ici de mettre en lumière le fait que, d’une part, Nietzsche développe bel et bien sa pensée esthétique à l’occasion de sa réflexion sur la musique de Bizet et que, d’autre part, le personnage même de Carmen, tout comme la partition qui lui est consacrée, reflète plus ou moins parfaitement certaines considérations philosophiques de Nietzsche.

9. Précisons enfin que, dans un premier temps, nous reviendrons sur les conditions historiques et empiriques de la réception de l’œuvre de Bizet par Nietzsche, lesquelles ne sont pas indifférentes à la nature même de la relation qui s’instaura entre l’œuvre du compositeur français et le philosophe allemand.

1. Histoire de la réception nietzschéenne de l’œuvre de Bizet

10. D’une façon générale, et quel que soit par ailleurs leur point de vue en ce qui concerne la nature exacte de la relation de Nietzsche à l’œuvre de Bizet, les commentateurs de l’esthétique nietzschéenne semblent tous s’accorder sur ce point : le philosophe avait une connaissance réelle de la Carmen de Bizet. Pourtant, jusqu’à ce jour, personne ne semble s’être interrogé sur les conditions de possibilité de cette connaissance, lesquelles ne vont pourtant pas de soi à une époque où (faut-il le rappeler ?) le phonographe n’existait encore que dans le cerveau de son inventeur, Thomas Edison. Nietzsche, s’il désirait se familiariser avec une œuvre musicale, n’avait ainsi à sa disposition que deux possibilités : l’étude de la partition et l’écoute en concert de l’œuvre concernée. À notre connaissance, le récit de l’appropriation nietzschéenne de la musique de Bizet n’a toujours pas été écrit.

11. Pourtant, sous ses abords anecdotiques, la question de savoir à quelle époque, dans quels lieux et interprétée par quels artistes, Nietzsche a pu prendre connaissance de l’œuvre de Bizet, n’est pas dénuée d’intérêt pour qui tente de comprendre l’esthétique musicale du philosophe. Il apparaît, en effet, difficilement discutable que, par exemple, la détermination de la version de Carmen entendue par Nietzsche peut être un élément important de la compréhension générale des textes qu’elle aura su susciter.

1.1. Nietzsche auditeur de Carmen

12. C’est relativement tardivement que Nietzsche entendit pour la première fois Carmen. En effet, alors même que cette œuvre fut créée le 3 mars 1875 à l’Opéra-Comique[4] et que Wagner se donnait l’occasion de l’entendre (et de l’apprécier) à Vienne, dès le mois de novembre de la même année[5], Nietzsche ne la découvrit, quant à lui, que six ans plus tard, le 27 novembre 1881[6].

13. Cette première écoute eut lieu au théâtre Paganini de Gênes. Le rôle principal était tenu par sa créatrice, Célestine Galli-Marié. À cette époque, Nietzsche ne connaît ni Carmen, ni aucune autre œuvre de Bizet puisqu’il demande immédiatement à Gast de bien vouloir le renseigner sur ce compositeur. La découverte n’en est que plus enthousiaste :

14. Hourrah ! Ami ! Ai de nouveau la révélation d’une belle œuvre, un opéra de Georges Bizet (qui est-ce ? !) : Carmen. Cela s’écoutait comme une nouvelle de Mérimée, spirituelle, forte, émouvante par endroits. […] J’avais foi en la possibilité d’une chose de ce genre ! (Nietzsche à Heinrich Köselitz, 28 novembre 1881 [7])

15. Cet enthousiasme n’est pas feint : à peine huit jours plus tard, le 5 décembre 1881, Nietzsche informe son ami qu’il vient d’assister à une nouvelle représentation de Carmen, toujours à Gênes. Ayant appris entre temps que le compositeur était décédé six ans auparavant, il écrit que cette révélation « [lui] a été un coup au cœur[8] ».

16. Désireux de se familiariser plus avant avec l’opéra de Bizet, il parvient à s’en procurer rapidement la partition : une réduction pour piano comprenant l’intégrale des parties vocales. Elle est en sa possession le 28 décembre 1881[9] et le 5 janvier 1882, après l’avoir étudiée et copieusement annotée, il la fait parvenir à Peter Gast dans l’espoir de lui faire partager sa nouvelle passion[10].

17. Le 21 mars 1883, Nietzsche se rend pour la troisième fois à une représentation génoise de la Carmen de Bizet et, à nouveau, émotion et exaltation sont au rendez-vous[11].

18. Les occasions d’entendre jouer le chef-d’œuvre de Bizet semblent ensuite se faire plus rares. On ne trouve, en effet, plus traces d’éventuelles représentations de Carmen dans sa correspondance avec Gast pendant trois longues années et le 20 septembre 1886, visiblement impatient, il écrit à celui-ci : « Dernière question : où peut-on actuellement entendre Carmen [12] ? ».

19. Nietzsche devra patienter encore un an. Pour la première fois, c’est en France, à Nice, qu’il va entendre son opéra de prédilection. La représentation a lieu au « grand théâtre italien » de la ville, alors dirigé par Edoardo Sonzogno, durant les premiers jours de décembre 1887. Carmen est interprétée par « la Fradin » et Don José par De Reims. Visiblement les retrouvailles avec le chef-d’œuvre de Bizet comblent le philosophe :

20. pour moi un véritable événement. Au cours de ces quatre heures j’ai vécu et compris plus de choses que d’habitude en quatre semaines. Honneur à Monsieur Sonzogno ! (Nietzsche à Heinrich Köselitz, 20 décembre 1887 [13])

21. Enfin, le 17 mai 1888, résidant à nouveau en Italie, Nietzsche écrit à Gast qu’il vient d’assister à une « brillante représentation de Carmen » au théâtre Carignano de Turin[14]. Toujours sous le charme de l’interprétation qu’il lui avait été donné d’entendre quelques mois auparavant à Nice, il admet cependant volontiers que le public fit un véritable triomphe, tout à fait mérité, à Mlle Borghi, qui jouait ce soir-là le rôle-titre. À notre connaissance, ce fut pour Nietzsche, la cinquième et dernière écoute du chef-d’œuvre de Bizet.

22. C’est visiblement au lendemain de cette ultime écoute de Carmen à Turin que Nietzsche rédige ces quelques mots du Cas Wagner (sous-titré – faut-il le rappeler ? – Lettre de Turin, mai 1888) : « Hier – me croira-t-on ? – j’ai entendu pour la vingtième fois [15] le chef-d’œuvre de Bizet » (WA-1). Précisément, en la matière, il semblerait qu’il ne faille pas le croire.

1.2. Hypothèses concernant la ou les version(s) de Carmen connue(s) de Nietzsche

23. Ainsi, tout porte à penser que Nietzsche a entendu la Carmen de Bizet à cinq reprises. Cependant, comme personne ne l’ignore, il n’existe pas à proprement parler une Carmen, mais bien presque autant de Carmen qu’il y a de langues dans lesquelles les peuples du monde aiment chanter. Nous savons par exemple que, dès l’année de sa création, cet opéra fut traduit en allemand et que, dans les années qui suivirent, on pouvait l’entendre chanter en anglais, en espagnol, en italien ou encore en hongrois, en suédois ou en tchèque[16].

24. De plus, quelle que soit la langue dans laquelle cette œuvre est interprétée, deux versions différentes peuvent encore en être données : la version dans laquelle se succèdent parties chantées et dialogues parlés telle que le compositeur l’avait conçu avec ses librettistes Meilhac et Halévy – version que nous appellerons ici « version Opéra-Comique » – et la version où les dialogues sont remplacés par des récitatifs, version qui fut jouée dès 1875 et que nous nommerons « version Guiraud » du nom de l’auteur de ces récitatifs[17].

25. C’est dire que si nous savons maintenant que Nietzsche a entendu Carmen à cinq reprises, nous ignorons toujours, pour le moment, quelle(s) version(s) il lui a été donné d’apprécier. Il nous est cependant possible de proposer quelques hypothèses relatives à cette problématique.

26. En ce qui concerne tout d’abord la langue dans laquelle Nietzsche a pu entendre le chef-d’œuvre de Bizet, il convient, en premier lieu, de distinguer les quatre auditions ayant eu lieu en Italie (trois à Gênes et une à Turin) de l’audition niçoise.

27. Comme nous l’avons souligné plus haut, Carmen, à l’instar de la majeure partie des œuvres lyriques qui lui sont contemporaines, fut quasiment systématiquement traduite dans la langue en usage dans les nombreux pays dans lesquels elle était représentée. À cet égard, l’adaptation italienne de son livret, que l’on doit à un certain A. de Lauzières, ne fait pas exception à la règle puisqu’elle fut interprétée pour la première fois dès 1878. De ce point de vue, il apparaît d’emblée fort probable que les mises en scènes italiennes auxquelles Nietzsche assista furent données dans la langue de Dante.

28. De plus, si Nietzsche s’abstient de nous laisser quelque éclaircissement explicite sur cette question dans sa correspondance comme dans ses essais, il n’en demeure pas moins qu’il nous livre, par le biais de la partition annotée de Carmen, un témoignage indirect sur la langue dans laquelle il lui fut donnée d’entendre l’œuvre en Italie. En effet, cette partition comprenant les traductions italiennes et allemandes du livret de Meilhac et Halévy (qui n’apparaît pas dans sa version originale française), Nietzsche écrit en marge du passage de la Habanera : « À chanter en italien, non en allemand[18] ». Dans ces conditions, s’il prend soin de préciser à son ami que cette scène se prête, a priori, plus à la langue italienne qu’à la langue allemande et puisque, en revanche, il se garde de spécifier qu’il l’a, quant à lui, déjà entendue en français, nous pouvons légitimement supposer que les représentations italiennes auxquelles il assista eurent bien lieu dans la langue du pays.

29. En ce qui concerne maintenant l’audition niçoise de l’œuvre, la question de la langue dans laquelle fut interprétée Carmen à cette occasion, si elle paraît au premier abord ne pas même avoir à être posée dans la mesure où cette audition eu lieu dans le pays d’origine du livret, n’en réserve pas moins quelques surprises. Nous estimons en effet que, contre toutes attentes, Nietzsche, cette fois encore et alors même qu’il se trouvait en France, dut entendre Carmen chanté en italien.

30. Plusieurs raisons permettent d’avancer cette assertion. Il convient, tout d’abord de rappeler qu’alors même que la ville de Nice n’est rattachée à la France que depuis 1860, Nietzsche entend Carmen au Théâtre Italien dirigé par Sonzogno. Outre le fait que ce genre de lieux, tout comme les troupes qu’ils accueillaient, se définissaient précisément le plus souvent par la langue qui y était en usage[19], on sait également de manière certaine que, à la même époque, lesPêcheurs de Perles de Bizet étaient représentés à Nice dans leur version italienne : I Pescatori di Perle [20]. Dans ces conditions, il serait pour le moins étonnant que la représentation niçoise de Carmen à laquelle assista Nietzsche n’eut pas lieu, elle aussi, dans cette langue et cela d’autant plus qu’il est avéré que cette traduction italienne avait alors un grand succès en dehors même de son pays de destination, comme ce fut notamment le cas à Saint-Pétersbourg, Londres ou encore New York[21]. Enfin, ajoutons que l’on comprendrait mal que, l’ayant déjà entendu interprétée en italien à trois reprises[22], Nietzsche ne précise pas à son ami Gast, auquel il s’empresse de commenter l’audition niçoise, qu’il vient de découvrir le livret en français.

31. Tout porte à croire, donc, que Nietzsche n’ait jamais entendu Carmen qu’en langue italienne.

32. Par-là même, la question de savoir quelle version – version Opéra-Comique ou version Guiraud – Nietzsche eut l’occasion d’écouter, se trouve, de facto, en grande partie résolue.

33. En effet, comment douter un seul instant que Nietzsche n’ait connu que la version Guiraud de l’œuvre de Bizet lorsque l’on sait que cette version fut principalement conçue pour être jouée à l’étranger[23], en langue étrangère, le style Opéra-Comique avec ses dialogues « à la française » étant, précisément, jugé trop spécifiquement français ?

34. Ainsi, opter pour la version italienne c’est, du même coup, également opter pour l’hypothèse selon laquelle Nietzsche n’aurait jamais entendu la version originale, version Opéra-Comique, du chef-d’œuvre de Bizet.

35. Ajoutons enfin, pour qu’aucun doute ne subsiste à ce sujet, qu’il paraît fort peu probable que Nietzsche, faisant parvenir à Gast une partition de Carmen proposant l’œuvre dans sa version revue par Guiraud[24], oublie de préciser à son correspondant qu’il l’a, quant à lui, entendu dans une toute autre version…

36. La seule et unique version de Carmen connue de Nietzsche semble donc bien être la version Guiraud interprétée en italien.

37. Quant à savoir pourquoi, dans ces conditions, il considère cette œuvre comme étant l’expression d’un « talent authentiquement français d’opéra-comique[25] », c’est ce que nous tenterons d’expliquer plus tard lorsque nous nous pencherons sur l’aspect théorique de son intérêt pour Carmen.

1.3. Nietzsche, un fin connaisseur de l’œuvre de Bizet ?

38. Avant cela, et pour clore cette remise en contexte des écrits nietzschéens portant sur le cas Bizet, il nous reste encore à déterminer si Carmen était la seule œuvre du compositeur français à être connue du philosophe.

39. Pour ce faire, sa correspondance avec Peter Gast, ami avec lequel il s’entretenait principalement de musique, nous est d’une grande aide. Nous y apprenons en effet que Nietzsche, loin de se contenter de la seule œuvre maîtresse de Bizet, s’intéressa au contraire si sérieusement au compositeur qu’il finît par en connaître une grande partie des productions.

40. C’est le 7 octobre 1884, à la Tonhalle de Zurich, qu’il découvre L’Arlésienne. L’audition se déroule dans des conditions pour le moins particulières puisque l’œuvre est dirigée, à sa seule intention, par le chef d’orchestre Friedrich Hegar avec lequel il vient alors de sympathiser. Il affirme en goûter tout particulièrement l’Adagietto qui « rend un son tout à fait sublime[26] ». Soulignons cependant le fait que, à cette époque, cette œuvre ne lui est pas totalement inconnue puisqu’il en possède la partition depuis le mois de février 1882, date à laquelle Overbeck (auquel il n’avait pas manqué de faire part de son engouement pour Carmen [27]) lui avait fait parvenir.

41. Le 7 janvier 1886, il entend « la suite pour orchestre de Bizet, Roma » aux Concerts de Monte-Carlo[28]. Difficile, aujourd’hui, de dire si, sous ce titre apocryphe, se cache la Suite d’Orchestre (Scherzo, Andante et Marche Funèbre) composée à Rome en 1861 ou la fantaisie symphonique Souvenirs de Rome intégrant le Scherzo de la suite d’orchestre et composée, quant à elle, en 1869. Toujours est-il que Nietzsche considère qu’il s’agit là d’« une œuvre de jeunesse délicate et raffinée ».

42. Si la fraîcheur de Roma est synonyme de délicatesse et de raffinement, celle des Pêcheurs de perles est jugée, quant à elle, voisine de la puérilité. En effet, alors qu’il vient d’assister, au Théâtre municipal de Nice, à une représentation de cet opéra dirigée par Leopoldo Mugnone et interprétée, notamment, par la cantatrice Emma Calvé, Nietzsche écrit :

43. Je n’ai pas osé assister à plus d’un acte des Pescatori : l’œuvre n’a pas encore trouvé son équilibre, l’influence des modèles (Gounod, Fél. David, le Lohengrin de Wagner) y est trop directement sensible et n’a pas été assimilée. (Nietzsche à Heinrich Köselitz, 24 janvier 1886 [29])

44. Notons que ce point de vue pour le moins sévère adressé à Gast le 20 décembre 1887 est alors partagé par la plupart des chroniqueurs des gazettes musicales.

45. Enfin, quittant la France le 2 avril 1888, il rate, à trois jours près, les Jeux d’enfants donnés par les Concerts de Monte-Carlo mais s’offre, par contre, l’occasion d’apprécier pleinement, le 2 décembre de la même année à Turin, l’ouverture dramatique Patrie [30].

46. Ainsi, contrairement à ce qui a souvent été écrit, ce n’est ni en mélomane dilettante ni en simple rhéteur que Nietzsche s’intéressa à l’œuvre de Bizet. Il prit soin, au contraire, de la découvrir, autant que faire se pouvait, dans toute son étendue et s’il n’eut certes pas l’occasion d’entendre à vingt reprises l’œuvre maîtresse du compositeur, il n’en demeure pas moins qu’il en fut un auditeur attentif.

47. Nous allons maintenant tenter de comprendre cette prédilection nietzschéenne pour cet opéra qui, aujourd’hui encore, est l’œuvre lyrique la plus jouée à travers le monde.

2. LA QUESTION DU « STYLE » : CONCISION, RIGUEUR, LOGIQUE

48. Il apparaît, dès la première lecture des textes nietzschéens concernant Carmen, que les raisons objectives de l’engouement du philosophe pour cette œuvre sont aussi bien relatives à son livret qu’à sa partition ou encore à la psychologie de son personnage homonyme. Pourtant, quel que soit le domaine concerné, quel que soit l’aspect de l’œuvre Carmen évoqué, les critères nietzschéens d’appréciation auxquels ils sont confrontés varient assez peu, pour ne pas dire pas du tout.

49. Un de ces critères principaux autour duquel s’articule la conception nietzschéenne de l’œuvre de Bizet – et plus généralement la philosophie esthétique de Nietzsche dans son ensemble – est indubitablement le critère du style.

2.1. Mérimée, Meilhac et Halévy : la nécessité faite style

50. L’admiration de Nietzsche pour la prose de Mérimée est antérieure à sa découverte de l’opéra de Bizet, en novembre 1881. Le 30 mars de cette même année, il écrit en effet : « Prosper Mérimée est actuellement le français le plus abreuvé d’injures par tous les partis ! Leur premier grand narrateur de ce siècle[31] ! »

51. De même, l’adaptation de la nouvelle de Mérimée par Meilhac et Halévy une fois découverte, Nietzsche ne tarit plus d’éloges sur les deux librettistes. Ceux-ci deviennent, sous sa plume, « les plus spirituels des français[32] » ainsi que les « meilleurs poètes auquel [son] goût promette l’immortalité » (NF-1888,25[3]).

52. La raison principale de cette triple admiration nous est donnée dans Le cas Wagner. Nietzsche nous livre, par la même occasion, la cause de l’intérêt dont il ne cessera de faire preuve pour l’argument de la Carmen de Bizet : « L’action […] a gardé de Mérimée la logique dans les passions, la concision du trait, l’implacable rigueur » (WA-2).

53. Logique, concision, rigueur, nous voilà entrer de plain-pied dans la philosophie esthétique nietzschéenne.

54. En effet, cette idée de rigueur, notamment en ce qui concerne le problème de la conduite de l’intrigue, de la narration, est récurrente sous la plume de Nietzsche. Il va même jusqu’à en faire le critère principal à l’aune duquel il est permis de distinguer les véritables « dramaturges » des simples « hommes de théâtre », catégorie insultante dans laquelle est rangée Wagner. À l’inverse de ce dernier, Meilhac et Halévy sont tous deux des dramaturges dignes de ce nom pour cette simple raison qu’ils savent

55. donner un caractère de nécessité au nœud de l’intrigue, et de même au dénouement, afin que l’un et l’autre ne soient possibles que d’une seule manière, tout en donnant une impression de liberté. (WA-9)

56. Nous n’entrerons pas plus avant, pour le moment, dans cette double thématique de la concision – terme que Nietzsche conçoit comme synonyme de netteté – et de la logique, entendue au sens de rigueur et de compréhension de la nécessité. Il nous suffit, ici, de noter que ces termes sur lesquels reposent la caractérisation nietzschéenne de la dramaturgie sont bien évidemment constitutifs de ce que l’on a coutume d’appeler le « classicisme de Nietzsche » et que leur application au problème de la narration n’est, comme nous allons le voir tout de suite, qu’un aspect de l’utilisation qui en est faite par le philosophe.

2.2. Première incursion au Sud : le « midi de la musique »

57. Tout comme pour l’art consommé de la narration dont Nietzsche crédite les librettistes de Carmen, l’un des pôles d’intérêt du philosophe pour la partition du chef d’œuvre de Bizet n’est autre que le sens de la netteté, de la concision, qu’il y discerne.

58. À cet égard, l’étude des annotations nietzschéennes de la partition de Carmen est particulièrement éclairante. Nietzsche note, par exemple, en marge de la première apparition du thème du destin (Prélude) : « épigramme sur la passion, ce qu’on a écrit de plus fort à ce sujet, depuis Stendhal[33] ». Plus loin, au commencement du quatrième acte, il souligne la « céleste simplicité d’invention[34] » qui caractérise, selon lui, le passage dans lequel Escamillo s’adresse à Carmen en ces termes : « Si tu m’aimes, Carmen, tu pourras tout à l’heure / Etre fière de moi / Si tu m’aimes ! Si tu m’aimes ! ».

59. Nietzsche égrène ainsi, tout au long des pages qu’il consacre à la musique de Bizet, un lexique de la sobriété dont les termes (« netteté », « rigueur », « concision », « épigramme », etc.) doivent être compris comme étant les attributs stylistiques principaux de ce qu’il nomme la « musique du Sud », catégorie esthétique construite comme « sur mesure » pour la partition de Carmen [35].

60. Complètement indépendante des origines géographiques réelles du compositeur[36], cette référence omniprésente au « Sud de la musique », cette tension constante vers le Sud – tension faisant se déplacer ce dernier, sous la plume de Nietzsche, de l’Italie à la Sicile, de la Corse à l’Espagne, de l’Orient aux déserts africains – n’est rien d’autre que le signe d’une volonté d’une musique simple, presque minimale, dégagée de ses oripeaux dramatiques et romantiques ou, pour conserver la métaphore géo-climatique, « brumeux » (WA-2).

61. A l’inverse de Wagner, Bizet compose sans grandiloquence et sait faire preuve d’une certaine économie de moyens dans l’expression des passions qu’il traite ainsi avec sobriété. Ses orchestrations ne sont ni foisonnantes, ni bruyantes[37]. Elles allient simplicité de moyens et sens de la formule, de la forme ramassée : « Oserai-je le dire, l’orchestration de Bizet est à peu près la seule que je puisse encore supporter » (WA-1).

62. Sobre et concise, la musique de Bizet s’oppose en outre au « colossal » qui confond richesse de moyens et richesse d’impressions[38]. Maître incontesté de l’aphorisme, il n’y a rien d’étonnant à ce que Nietzsche considère l’épigramme, en musique comme en littérature, comme étant une forme privilégiée d’expression ayant pour caractéristique essentielle la capacité à atteindre un objectif clairement défini sans circonvolutions de toutes sortes. Son goût pour la forme ramassée lui tient ainsi également lieu de théorie de l’efficacité.

63. Cependant, si la forme ramassée est effectivement à la musique ce que la « concision du trait » est au livret de Carmen, qu’en est-il, en ce qui concerne la partition de Bizet, du sens de la logique dont nous avons vu précédemment qu’il était indissociable de la concision dans le travail de Meilhac et Halévy ?

64. A nouveau, les annotations nietzschéennes en marge de la partition de Carmen peuvent nous être d’une grande utilité pour répondre à cette question. Ainsi, par exemple, Nietzsche commente en ces termes le duo final : « morceau de maître, à étudier, comme gradation, contrastes, logique[39] ». Cette remarque sera reformulée et adaptée à l’ensemble de la partition à l’occasion de la rédaction du Cas Wagner dans lequel, vantant les mérites de Carmen, Nietzsche écrit qu’il s’agit là d’une « musique […] qui construit, organise, achève » (WA-2).

65. Nous retrouvons là la définition nietzschéenne de la logique selon laquelle celle-ci n’est autre que le sens de la nécessité. De ce point de vue, à l’instar de l’art du dramaturge, l’art du compositeur est la capacité à amener l’auditeur à une conclusion, à un sentiment, au terme d’un parcours qui paraît ne pas pouvoir être autre.

66. Une telle définition de la logique en musique jette bien entendu un éclairage nouveau sur ce que nous avons appelé l’exigence nietzschéenne de sobriété et de concision. Si celle-ci est, comme nous l’avons souligné, gage d’efficacité, c’est aussi et surtout parce qu’elle a pour principal mérite de ne pas brouiller le discours de la logique à l’œuvre dans la partition mais au contraire de le servir, soutenue en cela par les règles de la musique elles-mêmes. À l’inverse de la musique allemande, véritable « vacarme artificiel » fruit du mépris de la loi et de la simplicité (FW-103), la musique du Sud, celle de Bizet par exemple, respecte les règles strictes de la composition et s’interdit toutes formes d’arbitraire. En musique comme en littérature, concision et logique sont, aux yeux de Nietzsche, indissociables l’une de l’autre et pour tout dire consubstantielles.

67. Au cœur de la philosophie esthétique de Nietzsche, on trouve donc cette dualité essentielle qui voit s’opposer le règne de l’arbitraire et de la confusion, incarné par la musique du Nord, à celui de la nécessité qui, respectant la logique (ayant pour attribut naturel la simplicité et s’appuyant sur les règles de la composition), est révélatrice du Sud de la musique.

2.3. La musique comme moyen et comme but

68. Cette précision, cette concision et cette logique qui s’expriment dans la musique du Sud, tout comme les moyens dont use le compositeur pour parvenir à cette forme d’expression de la nécessité, telles sont les caractéristiques rassemblées par Nietzsche sous l’expression synthétique de « hautes lois du style[40] ».

69. En outre, le respect de ces lois, qualifiées de « principes les plus rigoureux[41] », est, à ses yeux, expression du « goût classique[42] », goût dont il crédite aussi bien Bizet qu’Offenbach dont il vante précisément la « logique absolue[43] » qui sous-tend des œuvres telles que La PéricholeLa grande Duchesse de Gérolstein ou encore La fille du Tambour-Major [44].

70. Plus fondamentalement, cette question du style tient une place centrale dans la philosophie de Nietzsche. Le style y est en effet constamment désigné comme n’étant autre chose que la capacité à donner forme au monde et à soi-même. Il est la « force organisatrice » (VM-117) seule capable de donner sens à l’existence qui en est originellement dépourvue. Dans cette optique, le rôle de la musique est un rôle d’affirmation et de transfiguration du monde (EH-WA-1).

71. La thématique du désert effleurée tout à l’heure prend ainsi toute sa signification. La musique du Sud, celle qui sait respecter les « hautes lois du style », est, du même coup, la seule capable de s’affirmer pleinement, de créer un monde dans un milieu où rien n’existe d’autre qu’elle. Elle est cette musique capable

72. de se légitimer même en face d’un sombre coucher de soleil sur le désert, dont l’âme s’apparenterait à celle du palmier, qui se sentirait chez soi parmi les beaux fauves solitaires et rôderait à l’aise parmi eux… (JGB-255)

73. On l’aura compris, employé dans son acception nietzschéenne, le style n’est rien d’autre que l’art lui-même entendu au sens de discipline artistique. Cet art, dont la nature nous est donnée à entendre par la musique du Sud, a donc pour seules fonctions de se révéler lui-même et d’exprimer ainsi sa capacité à donner forme et sens à l’existence qui en est dépourvue, sa capacité à donner vie.

74. En faisant la lumière sur les nombreux mérites de l’œuvre de Bizet, Nietzsche obéit ainsi à sa propre maxime qui est de « considérer […] l’art dans [l’optique] de la vie » (GT-Selbstkritik-2).

3. CARMEN, INCARNATION DE LA VIE, INCARNATION DE LA MUSIQUE.

75. Comme nous venons de le constater, l’idée du Sud de la musique va de pair avec la thématique du désert et aboutit à un net parti pris pour la sobriété, la simplicité et la rigueur. Mais ce Sud imaginaire, métaphorique et, pour tout dire, philosophique, qui se confond chez Nietzsche avec l’essence de la musique elle-même, ne se réduit pas à la seule exigence de respect des « hautes lois du style ». C’est aussi le Sud de la passion, de la gaieté et de la vie pleinement vécue.

3.1. Seconde incursion au Sud : « il faut méditerranéiser la musique WA-3<eKGWB/WA-3>. En français dans le texte et souligné par l’auteur. »

76. En 1880, dans Le voyageur et son ombre, Nietzsche note que si il est vrai que c’est la vie elle-même qui a offert ses superbes mélodies à Mozart, il ne peut s’agir que de la « vie méridionale la plus animée[45] » (WS-152), seule capable d’inspirer au compositeur cette musique à l’« esprit de gaité ensoleillée, de tendre légèreté » (WS-165).

77. Un an plus tard, à compter de sa découverte de Carmen, c’est Bizet qui va jouer le rôle du compositeur méridional dans la typologie nietzschéenne. Le philosophe découvre en effet dans ses mélodies

78. les pieds ailés, l’esprit, la flamme, la grâce, […] la danse des étoiles : la pétulance intellectuelle, le frisson lumineux du sud – la mer lisse – la perfection. (WA-10 [46] ).

79. On le voit, outre certaines caractéristiques de la musique du Sud déjà indiquées plus haut, telles que la logique et la simplicité évoquées ici par le terme de « perfection », Nietzsche précise dans ce passage une autre dimension de la musique méridionale. Celle-ci est également nécessairement « musique très passionnée[47] », musique dont « la flamme » et « la grâce » ne peuvent qu’inciter à la danse.

80. Concrètement, à quelles propriétés véritablement musicales cet idéal de musique gaie et gracieuse, dansante et passionnée nous renvoie-t-il ? Selon Nietzsche, au simple « respect des traditions mélodiques et rythmiques » dont Chopin fut, au xix e siècle, le héraut (WS-159).

81. En premier lieu, le rythme se doit de soutenir la partition, de la rendre dansante. Ce n’est pas parce qu’il est question dans le passage cité plus haut de « mer lisse » qu’il faut s’imaginer la musique méridionale laisser l’auditeur voguer sans repères au rythme ténu d’hypothétiques « mélodie[s] infinie[s] ».

82. Tout au contraire, la musique du Sud propose « de la mesure, de la danse, de la marche cadencée […], des rythmes légers, audacieux, exubérants, sûrs d’eux-mêmes[48] » (FW-368). L’idéal ici invoqué est ni plus ni moins celui du rythme binaire de l’ « ancienne musique » sur laquelle « il fallait danser [49] ».

83. Si la musique du Sud incite naturellement à la danse, elle doit en outre pouvoir se siffler, signe qu’elle favorise la mélodie aux dépens de l’harmonie[50]. La « mer lisse » évoquée plus haut renvoie ainsi le lecteur à l’horizontalité de la ligne mélodique par opposition au caractère vertical de l’harmonie. Celle-ci est, en effet, à la mélodie ce que le colossal est à la concision, c’est-à-dire une usurpation de la musique à des fins non musicales, le moyen le plus à même de la faire se muer en art théâtral ayant pour seule et unique fonction de faire « vibrer » les foules (WA-6).

84. On notera que cette primauté de la mélodie[51] est telle que Nietzsche ne conçoit l’intérêt du récitatif que dans la mesure où celui-ci affûte l’envie de mélodie de l’auditeur, le rend impatient de son retour. L’opéra ne doit pas avoir pour but de nous faire comprendre des mots comme le théâtre, mais bien de nous faire ressentir les choses par le seul moyen du ton employé, c’est-à-dire par le biais de la mélodie :

85. Le fait est que les personnages d’opéra ne doivent pas être crus « sur parole » mais sur le ton ! C’est là la différence, c’est là la belle anti-nature pour laquelle on va à l’Opéra ! (FW-103.) 

86. Dans ces conditions, Nietzsche aurait-il tant admiré l’œuvre maîtresse de Bizet s’il avait eu l’occasion de l’entendre dans sa version Opéra-Comique ? Aurait-il jugé les parties dialoguées comme étant un moyen judicieux d’aiguiser le besoin de mélodie de l’auditeur ? Bien que nous en soyons ici réduits aux conjectures, c’est en tout cas ce que laisse penser le fait qu’il ait parlé en termes si élogieux du « talent authentiquement français d’opéra-comique » de la Carmen de Bizet.

3.2. Carmen et la philosophie de Nietzsche

87. Chacun aura remarqué que cette passion et que cette légèreté que Nietzsche est si heureux de découvrir au sein de la partition de Carmen, sont également les traits de caractère fondamentaux du personnage Carmen, véritable archétype de la femme du Sud telle qu’on aimait à se l’imaginer au xix e siècle en Allemagne comme en France.

88. C’est ainsi qu’à la légèreté de la mélodie correspond, dans le domaine de la psychologie, ce que Nietzsche appelle la « volonté d’insouciance[52] », trait caractéristique de la personnalité de la Carmen de Mérimée, de Meilhac et d’Halévy.

89. Or, du point de vue du philosophe, cette volonté d’insouciance est tout sauf superficielle et anecdotique. Elle est au contraire l’expression d’une vertu centrale dans la philosophie nietzschéenne, à savoir la capacité à accepter la vie telle qu’elle est et cela, non pas par fatalisme, mais quand-même Nietzsche emploie toujours le terme de fatalisme pour Carmen et jamais celui d’amor fati. Il faudrait chercher à comprendre s’il y a une différence entre ces deux termes. Mais bien dans l’optique d’une affirmation inconditionnelle de sa valeur. Incarnation de l’amor fati, Carmen semble en tous points avoir fait sienne ce premier commandement de l’éthique nietzschéenne selon lequel « tout ce qui est nécessaire […] il ne faut pas seulement le supporter, il faut aussi l’aimer[53] ».

90. Telle est la véritable passion de Carmen. Bien plus que Don José ou Escamillo, bien plus que l’amour ou même la liberté, ce que cette andalouse aime par-dessus tout, c’est la vie pleinement vécue. Carmen ne saurait ainsi fuir son destin qu’elle devine pourtant funeste : elle ne peut que persévérer passionnément dans la vie qu’elle a choisie. Pas plus que Nietzsche, Bizet ne s’y est trompé, lui qui sut rendre sensible par la musique « la fièvre de la passion proche de la mort[54] » qui anime son personnage principal.

91. En toute logique, cette passion de la vie ne peut, en outre, que marquer de son sceau l’ensemble des traits de caractère du personnage qu’elle anime. C’est ainsi que cette passion inconditionnelle pour la vie est à l’origine de l’immoralisme de Carmen, aspect incontournable de son caractère qui la place, dans l’imaginaire nietzschéen, aux côtés de Siegfried[55] et de Gil Blas[56] :

92. Enfin l’amour, l’amour retransposé dans la nature originelle ! Non pas l’amour d’une « vierge idéale » ! Pas l’amour d’une « Senta sentimentale » ! Mais l’amour conçu comme un fatum, une fatalité, l’amour cynique, innocent, cruel, – et c’est justement là qu’est la nature [57] ! (WA-2

93. Représentante inconsciente de la « philosophie du matin[58] », Carmen, à l’instar de Dionysos, est à compter au nombre des « forces génératrices et fécondantes capables de transformer n’importe quel désert en pays fertile » (FW-370).

3.3. « Métamusique »

94. Ainsi, à l’instar de la musique elle-même, Carmen a cette capacité d’incarner et de transfigurer la vie.

95. Tout se passe comme si, en dernière analyse, le personnage de Carmen avait pour principale signification d’être l’incarnation de la musique, de la musique comprise comme expression de la vie, synonyme de vie. On se souviendra, à cet égard, de ce vœu nietzschéen, exprimé dans Ecce Homo [59], où il est question d’une musique qui serait « personnelle, folâtre, tendre, une douce petite femme, pleine de malice et de grâce »…

96. Incarnation de la vie, Carmen – qui, notons-le, aime se faire chanteuse et danseuse – est, du même coup, incarnation de la musique. Sa présence au cœur de l’opéra de Bizet fait de cette œuvre un discours musical ayant pour thème la musique elle-même. Carmen est, en cela, l’archétype de la musique telle qu’elle est conçue par Nietzsche, une « métamusique ».

97. On le voit, la théorie selon laquelle la référence à Carmen ne serait, pour Nietzsche, qu’une simple figure de rhétorique ne résiste pas à l’examen.

98. Nietzsche avait au contraire de très bonnes raisons pour donner à cette œuvre une place centrale dans ses écrits concernant la musique et l’art en général. Ces raisons, il pouvait les puiser dans sa propre philosophie porteuse, comme nous l’avons vu, d’une conception singulière de la musique mais aussi d’une morale dont les conséquences envisageables débordent largement le seul domaine de la réflexion éthique.

99. Pour autant, il reste cependant à préciser que Nietzsche n’a jamais entendu faire de la Carmen de Bizet ce qu’il fit un temps pour la musique de Wagner, à savoir la considérer comme étant l’incarnation de son idéal musical. Il le précise d’ailleurs on ne peut plus clairement dans son « Second post-scriptum » au Cas Wagner :

100. si j’ai pour le crétinisme de Bayreuth des mots un peu durs, rien n’est plus éloigné de mes intentions que de célébrer un autre musicien, quel qu’il soit[60]. (WA-Nachschrift2)

101. De fait, bien que réel, son attachement à l’œuvre de Bizet n’en est pas moins entaché de quelques réticences de différentes natures.

102. Tout d’abord, Nietzsche en goûte assez peu certains passages qu’il juge « trop sentiment[aux[61]] ». C’est le cas du duo du premier acte entre Don José et Micaëla (« Un baiser de ma mère ») qu’il qualifie de « tannhäusérien » ainsi que de l’air de la même Micaëla à la fin du troisième acte.

103. D’autre part, il n’est pas douteux que Nietzsche ait ressenti quelques réticences concernant la structure même de la partition de Carmen faite de couplets, d’airs, de duos distinctement séparés les uns des autres, lui qui défendit tout au long de son existence l’exigence wagnérienne d’unité de l’opéra[62].

104. Enfin, se pose le problème de la relation de Nietzsche à l’opéra en général, entendu au sens de musique dramatique. Personne ne l’ignore, la musique possède un statut privilégié dans l’esthétique nietzschéenne du fait qu’elle y est considérée comme étant l’art le plus suggestif qui soit. Bien entendu, cette qualité est remise en cause quand musique et théâtre sont réunis[63]. Dans ces conditions, on voit mal pourquoi la Carmen de Bizet échapperait aux imperfections de l’art auquel elle appartient. Cette supposition est, en outre, confirmée par Nietzsche lui-même qui écrit à Gast, en avril 1887, que son tempérament « anti-théâtral, anti-dramatique » vient de l’inciter à se priver de deux représentations de son œuvre favorite[64].

105. En tout état de cause, il n’en demeure pas moins que, comme nous pensons l’avoir démontré, si Carmen ne remplit pas totalement les conditions nécessaires à son identification complète avec l’idéal nietzschéen de musique du Sud, elle en est toutefois l’expression la plus aboutie.

[1]Nous citerons, dans cet article, la traduction française des Œuvres Philosophiques Complètes de Nietzsche, textes et variantes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, Paris, Gallimard, coll. NRF, 1990, sauf mention contraire.
[2]Voir, par exemple, Daniel Halévy, Nietzsche, Paris, Grasset, 1944, p. 508 ; André Schaeffner, « Introduction » aux Lettres à Peter Gast, Paris, Bourgois, 1981, p. 24 ; Alexis Philonenko, Nietzsche, le rire et le tragique, Paris, Le livre de poche, 1995, p. 288 ; Philippe Choulet et Hélène Nancy, Nietzsche, l’art et la vie, Paris, Editions du Félin, 1996, p. 227 ; ou encore Éric Blondel, « Sans la musique la vie serait une erreur », Le magazine littéraire, n°383, janvier 2000, p. 44-46.
[3]Nietzsche à Carl Fuchs, 27 décembre 1888, cité par André Schaeffner dans sa substantielle introduction aux Lettres à Peter Gast, p. 23.
[4]L’Avant-Scène Opéra, dossier Carmen, n° 26, décembre 1998, Paris, Editions Premières Loges, p. 134.
[5]André Schaeffner, « Introduction » aux Lettres à Peter Gast, op. cit., p. 35.
[6]Le supplément 331 du quotidien Caffaro de Gênes en date du 27 novembre 1881 atteste que la représentation de Carmen, initialement prévue pour avoir lieu le 24 novembre, fut repoussée au 26 pour cause d’indisposition du ténor De Bassini (nous devons cette information à une communication écrite de Paolo D’Iorio).
[7]Trad. Schaeffner, 289 sq. D’une façon générale l’ensemble des informations relatives aux multiples représentations de Carmen auxquelles Nietzsche assista sont extraites de sa correspondance avec son ami vénitien, tout comme la majeure partie des informations relatives aux différentes versions de Carmen interprétées en cette fin du xix e siècle sont issues du numéro de L’avant-Scène Opéra (op. cit.) consacré à cette œuvre.
[10]Conservée aux Archives Goethe-Schiller de Weimar, cette partition de Carmen annotée de la main de Nietzsche a fait l’objet d’une publication, aujourd’hui introuvable, de Hugo Daffner : Friedrich Nietzsche Randglossen zu Bizets Carmen, Ratisbonne, Bosse (sans date). Cependant, Jean de Solliers, dans le numéro de L’Avant-Scène Opéra (op. cit.), porte à la connaissance des lecteurs de son « Commentaire musical et littéraire » de Carmen (p. 12-78) bon nombre de ces annotations nietzschéennes. D’autres extraits de ces annotations sont rendus publics par Paolo D’Iorio dans son article « En marge de Carmen », Le magazine littéraire, n° 383, janvier 2000, p. 50-55.
[12]Nietzsche à Heinrich Köselitz, 20 septembre 1886 (trad. Schaeffner, p. 433). Lettre de Sils-Maria.
[13]Trad. Schaeffner, p. 496-498.
[15]C’est nous qui soulignons.
[16]Voir « L’œuvre à l’affiche » in L’Avant-Scène Opéra, op. cit., p. 134-164.
[17]À propos de ces deux versions de Carmen, voir l’article fort intéressant de Rémy Campos dans L’Avant-Scène Opéra, op. cit., « Guiraud for ever ? Actualité des récitatifs de Carmen », p. 84-87.
[18]George Bizet, Carmen. Dramma lirico in 4 atti. Riduzione per canto e pianoforte, Milano, Sonzogno, s. d., p. 45, l’exemplaire de Nietzsche est conservé aux Archives Goethe-Schiller de Weimar. Annotation transcrite dans L’Avant-Scène Opéra, op. cit., p. 21 sq.
[19]Voir à ce propos, l’article de Rémy Campos, « Guiraud for ever ? », art. cit., dans lequel on trouve cette anecdote pour le moins cocasse : « l’Hérodiade de Massenet, créée en français à la Monnaie de Bruxelles en 1881, parut à Paris, en 1884 seulement, dans une traduction italienne parce que représentée sur le Théâtre-Italien ».
[20]C’est Nietzsche lui-même qui nous fournit cette information dans une lettre à Heinrich Köselitz du 27 octobre 1887 (trad. Schaeffner, p. 488).
[21]Voir « L’œuvre à l’affiche » in L’Avant-Scène Opéra, op. cit., p. 134.
[22]Rappelons en effet que l’audition niçoise est postérieure aux trois représentations génoises auxquelles Nietzsche assista.
[23]Voir l’article de Campos dans L’Avant-Scène Opéra, art. cit., p. 84 sq.
[24]Comme l’atteste Schaeffner dans son introduction aux Lettres à Peter Gast, op. cit., p. 37.
[27]Voir l’introduction de Schaeffner aux Lettres à Peter Gast, op. cit., p. 36.
[29]Trad. Schaeffner, p. 497.
[33]Bizet, Carmen,op cit., p. 4. Annotation transcrite dans L’Avant-Scène Opéra, op. cit., p. 14. C’est nous qui soulignons.
[34]Bizet, Carmen,op cit., p. 351. Annotation transcrite dans L’Avant-Scène Opéra, op. cit., p. 72.
[35]Voir, par exemple, Nietzsche à Heinrich Köselitz, 5 décembre 1881, (« Pour moi, cette œuvre vaut un voyage en Espagne, – une œuvre extrêmement méridionale » ; trad. Schaeffner, p. 290) ou encore Par-delà le bien et le mal, § 254 (« Bizet, le dernier génie [...] qui ait gagné à la musique un fragment de sud »).
[36]Nietzsche le précise lui-même à Heinrich Köselitz (10 novembre 1887 ; trad. Schaeffner, p. 492) : « il s’agit d’une opposition de style ; l’origine du compositeur importe peu ». Aux yeux de Nietzsche, le romantisme de Verdi expatrie ce dernier vers le Nord, tout autant que le style de Bizet implante le compositeur français entre Espagne et Italie.
[37]Défaut reproché à maintes reprises, non sans une certaine mauvaise foi, à Wagner.
[38]Voir Le c as Wagner, § 6 : « Il est plus facile d’être colossal que beau ».
[39]Bizet, Carmen,op cit., p. 356. Annotation transcrite dans L’Avant-Scène Opéra, op. cit., p. 73.
[44]On peut également légitimement imaginer que c’est cette affection pour le goût classique qui lui fera aller écouter « avec une vive curiosité » des extraits du Castor et Pollux de Rameau à Monte-Carlo en mars 1886 (Voir Nietzsche à Heinrich Köselitz, 27 mars 1886 (trad. Schaeffner, p. 418).
[45]C’est Nietzsche lui-même qui souligne.
[46]On sait, en outre, que Nietzsche percevait de la « grâce mozartienne » dans le passage « Et maintenant, parlez mes belles » du trio des cartes de Carmen (Voir L’Avant-Scène Opéra, op. cit., p. 61).
[48]Passage repris dans Nietzsche contre Wagner : NW-Einwaende.
[49]Le Voyageur et son ombre, § 134. C’est Nietzsche qui souligne.
[50]« Tout ce qui est bon en musique devrait pouvoir se siffler » (Nietzsche à Heinrich Köselitz, 17 novembre 1880 (trad. Schaeffner, p. 254).
[51]Ce thème de la primauté de la mélodie est développé dans notre mémoire de maîtrise, Rousseau et Nietzsche : les enjeux philosophiques de la question musicale et de la question du théâtre, sous la dir. de C. Kintzler, Lille III, 1998, p. 56-68.
[53]Nietzsche contre Wagner, « Épilogue », § 1. Notons qu’Etienne Barilier, dans son article « Carmen : vivre ou ne pas vivre » paru dans L’Avant-Scène Opéra, semble partager ce point de vue lorsqu’il écrit : « Carmen est la vie même, c’est-à-dire la vie choisie, la mort acceptée » (op. cit., p. 90).
[54]Commentaire de Nietzsche sur sa partition de Carmen, en marge de l’entracte entre les actes III et IV (Bizet, Carmen,op cit., p. 321). Annotation transcrite dans L’Avant-Scène Opéra, op. cit., p. 70).
[55]Voir Par-delà le bien et le mal, § 256 : « Siegfried, cet homme très libre, en fait beaucoup trop libre, trop dur, trop joyeux, trop sain, trop anticatholique au goût des vieux, trop vieux peuples civilisés ».
[56]La référence à l’Histoire de Gil Blas de Santillane (1715-1735), roman d’Alain-René Le Sage, est récurrente sous la plume de Nietzsche quand il tente de décrire le bonheur que lui procure Carmen. Ainsi, par exemple, il note en marge de la Chanson Bohême de l’acte II « Méridional à l’extrême. Tout notre monde bien-aimé de Gil Blas ! » ou encore, concernant la Séguedille du premier acte, « Séguedille que j’admire beaucoup ! Comme texte aussi. Elle fait partie de ma béatitude de Gil Blas » (Bizet, Carmen,op cit., p. 97, transcrite par Paolo D’Iorio, « En marge de Carmen » art. cit., p. 52). Paolo D’Iorio rappelle à ce sujet cet extrait d’un cahier de Nietzsche datant de 1880, c’est-à-dire d’un an avant la découverte de la Carmen de Bizet : « Je ne me lasserai jamais de Gil Blas : j’y respire, aucun sentimentalisme, aucune rhétorique, comme chez Shakespeare » (NF-1880,7[81]). On trouve d’autres références à Le Sage ou à son personnage en NF-1876,19[95], 1881,15[67], 1888,25[3], 1888 ainsi que dans Le gai Savoir, eKGWB/FW-77,361.
[57]C’est Nietzsche qui souligne.
[59]EH-Klug-7. Passage que l’on retrouve, sous le titre « Intermezzo », dans Nietzsche contre Wagner. C’est nous qui soulignons.
[60]C’est Nietzsche qui souligne.
[61]Voir L’Avant-Scène Opéra, op. cit., p. 24 et 64.
[62]Comme en témoigne notamment la lettre à Heinrich Köselitz, 10 janvier 1883 (trad. Schaeffner, p. 329 sq.).
[63]Voir notamment Aurore, § 265.