Harmonie et musique dionysiaque :
du Drame musical grec à La naissance de la tragédie
Christophe Corbier (CNRS-CRAL-EHESS)
1. « Why music ? » Dans Nietzsche on tragedy, Michael Stephen Silk and Joseph Peter Stern, ont manifesté leur scepticisme devant l’évocation de la musique grecque antique dans La naissance de la tragédie : quel rapport peut bien entretenir un tel art avec Tristan et Isolde, le modèle revendiqué par Nietzsche ? Comment Nietzsche, aveuglé sans doute par son amour de la musique, n’a-t-il pas pu voir la différence de nature entre les deux systèmes musicaux[1] ? Les critiques de Silk et Sterne visent en particulier le chapitre 2 : en un long paragraphe, Nietzsche oppose la citharodie apollinienne, « architecture de sons », et l’aulodie dionysiaque, caractérisée par le son, le melos et l’harmonie (eKGWB/GT-2). Ce dernier terme paraît problématique : il est impossible de soutenir aujourd’hui que les Grecs ont connu l’harmonie au sens classique du terme, c’est-à-dire l’emploi d’accords de trois ou quatre sons organisés selon une hiérarchie fonctionnelle tirée des harmoniques d’un corps sonore. Silk et Sterne considèrent que Nietzsche a manqué d’honnêteté intellectuelle en ignorant la nature véritable de la musique grecque, monodique et modale[2]. De même, Jochen Schmidt a récemment taxé ce passage d’ « ahistorische Phantasie [3] » ; quant à Barbara von Reibnitz, qui a analysé les sources du philologue, elle estime que Nietzsche, parfaitement conscient de la différence entre la musique grecque et la musique moderne, a joué sur l’ambiguïté des mots pour annuler l’historicité de la musique grecque[4].
2. Comment imaginer cependant que le disciple de Ritschl ait pu ignorer tous ces faits quand il rédigeait La naissance de la tragédie [5] ? Dès le 18 janvier 1870, il déclarait publiquement que « la musique chorale à l’unisson [die unisone Chormusik] des Grecs […] forme un contraste [Gegensatz] extrême avec l’évolution musicale chrétienne, dans laquelle l’harmonie, le vrai symbole de la multiplicité, a dominé si longtemps que la mélodie était étouffée et a dû être d’abord redécouverte » (eKGWB/GMD). Assurément, en l’état actuel de nos connaissances musicologiques, une contradiction surgit dès lors que l’on veut assimiler la musique grecque avec la musique moderne. Mais l’interprétation de la notion d’ « harmonie » en Grèce et de son lien avec la musique dionysiaque est faussée lorsqu’on l’envisage du seul point de vue esthétique, sans se référer aux données historiques sur lesquelles Nietzsche s’appuie constamment de façon implicite, et que l’on trouve en abondance dans ses cours sur les poètes lyriques grecs (1869), sur les Choéphores (1870), sur la rythmique grecque (1870) et sur Œdipe Roi (1870). Or, outre qu’il était compositeur (quelle que soit la valeur de ses ouvrages musicaux), Nietzsche était l’un des jeunes philologues les plus avisés de son temps sur la poésie et la musique grecque : nous devons donc chercher à comprendre pourquoi il a pu associer les notions de « dionysiaque » et d’ « harmonie » en toute légitimité.
3. Pour y parvenir, nous tenterons de retracer le cheminement de Nietzsche depuis l’histoire de la musique vers la métaphysique et l’esthétique, sans que jamais le philosophe-philologue ne brise le lien entre les deux disciplines, à la différence de ses prédécesseurs Hanslick et Schopenhauer, détracteurs de Hegel et de la science historique. Car c’est avec les outils et les catégories historiographiques de la seconde moitié du dix-neuvième siècle qu’il faut analyser le chapitre 2 de La naissance de la tragédie : loin d’être une projection de Nietzsche sur l’art grec, l’apparition historique de l’harmonie en lien avec le dionysisme peut se justifier grâce à des ouvrages scientifiques des années 1860-1870, dans lesquels cette association était évoquée sur la base des textes grecs. Que cette thèse ait été aujourd’hui invalidée ne signifie pas qu’elle ait été illégitime pour les hellénistes de la fin du dix-neuvième siècle.
4. Et c’est bien un problème d’histoire de la musique qui s’est posé à Nietzsche, tout autant qu’un problème esthétique et métaphysique. Le jeune philologue a abordé la question de l’harmonie en Grèce dès sa première conférence « préparatoire » sur Le drame musical grec : il s’agissait alors de contester Hanslick sur le terrain de la philologie en répondant à ses attaques contre la musique grecque. La réflexion de Nietzsche s’est ensuite enrichie de l’apport wagnérien avant de trouver une forme définitive dans La naissance de la tragédie. En lisant les quelques lignes du chapitre 2 à la manière philologique et en privilégiant cette lecture lente et attentive au mot que le philosophe recommandait dans la Préface d’Aurore en 1886, nous esquisserons donc une interprétation historique et philosophique de la relation instaurée entre harmonie et musique dionysiaque dans La naissance de la tragédie.
1. Nietzsche contre Hanslick : la musique grecque entre esthétique et philologie
5. Avant d’adresser des critiques ironiques dans La naissance de la tragédie à Eduard Hanslick et à Otto Jahn, incapables de concevoir la musique selon la catégorie du sublime[6], Nietzsche a contesté l’esthéticien en janvier 1870 dans sa conférence sur le drame musical grec. On sait que Nietzsche a lu dès 1865 Du Beau musical dans sa troisième édition, et qu’avant de se rapprocher des positions de Hanslick à la fin des années 1870, il avait relu son livre vers 1870-1871, au moment où il concevait La naissance de la tragédie [7]. Le drame musical grec l’atteste indiscutablement : le jeune professeur extraordinaire de philologie classique, ami intime de Wagner, affronte le puissant critique musical qui, nommé doctor honoris causa de l’Université de Vienne en 1870, y occupe officiellement une chaire d’histoire et d’esthétique de la musique. Au cœur de la polémique soulevée par Nietzsche dans sa conférence réside le problème de la valeur de la musique grecque antique. Or son évaluation dépend depuis la fin du dix-septième siècle d’un aspect central : l’usage de l’harmonie ; bien loin de s’achever avec la Querelle des Anciens et des Modernes, le débat se poursuit tout au long du dix-neuvième siècle[8]. Dès 1854, dans Vom Musikalisch-Schönen, Hanslick, aborde à son tour le problème de l’harmonie en Grèce pour répondre à Wagner, qui revendiquait la tragédie musicale comme genre précurseur du drame lyrique.
6. C’est d’après son propre système esthétique que Hanslick entreprend de juger la musique grecque : pour lui, la musique n’est pas une langue née de l’expression des passions ; elle ne manifeste pas les sentiments du musicien selon un code rhétorique emprunté à l’art poétique. La musique, si elle est bien un langage, est intraduisible en concepts. Quant au beau musical, il s’agit d’une qualité objective, indépendante des circonstances historiques, de sorte que l’appartenance à une école ou à une nation est secondaire. Le beau musical se caractérise par l’union des parties qui se déploient harmonieusement, à la manière d’une arabesque, dans une œuvre pure, absolue, débarrassée de la parole. Hanslick distingue ensuite deux types d’écoute : la compréhension « esthétique » et la compréhension « pathologique ». Seule la compréhension « esthétique » est adéquate pour jouir pleinement de l’œuvre musicale ; cette écoute, fondée sur l’intuition et la réflexion, est adaptée au travail du compositeur qui ne se laisse jamais aller à l’enthousiasme ni à l’épanchement subjectif. A l’inverse, la compréhension « pathologique » de la musique est une écoute élémentaire, passive, fondée sur l’excitation nerveuse et le plaisir des sens, et qui agit indifféremment sur les animaux et sur les hommes.
7. C’est dans le cadre de cette opposition entre les deux types d’écoute que Hanslick s’en prend à la musique grecque. De célèbres anecdotes qui représentent Achille calmant sa douleur avec la lyre (Iliade, I, 472 sq.), Thalétas apaisant une guerre civile par son art (Plutarque, Lycurgue, 4) ou Pythagore réfrénant un jeune homme ivre grâce à certains « modes » (Boèce, De Institutione Musica, I, 1) fournissent souvent des exempla destinés à montrer la puissance de la musique grecque. Au contraire, elles prouvent à Hanslick que les Grecs n’avaient pas atteint le point le plus élevé de la compréhension musicale : de tels effets ravalent presque l’auditeur au rang de la bête[9]. Un autre défaut de la musique grecque réside dans son union avec des arts et des disciplines qui lui sont extérieurs : la danse, la poésie, le mime, la philosophie, l’éducation. C’est la preuve qu’elle est un art pur subordonné à l’expression de contenus étrangers, donc très éloigné de l’idéal de musique absolue défendu par Hanslick[10].
8. La doctrine de l’éthos « modal » est un autre élément attestant son imperfection : les Grecs associaient tel ou tel « mode » à une fonction (exprimer la tristesse, accompagner les banquets, enflammer le courage) et provoquaient ainsi des effets « pathologiques » spectaculaires que la tradition littéraire a rapportés jusqu’au dix-neuvième siècle. Mais pour Hanslick, il ne faut pas déplorer la disparition d’un tel code[11]. La musique grecque antique est condamnée au nom du progrès de l’art : l’art musical n’est pas soumis à un processus de dégénérescence qui lui aurait fait perdre sa perfection naturelle originelle. En effet, la musique est un art conventionnel qui a connu de nombreux perfectionnements au cours de l’histoire : ni la mélodie ni l’harmonie ne sont des données naturelles car ce sont des constructions humaines, améliorées au cours des siècles jusqu’à la constitution du système harmonique dans l’Europe moderne. Or, puisque les Grecs ont ignoré l’harmonie tonale tout en donnant la primauté au « récitatif », leur musique « élémentaire » doit être dépassée par la musique moderne[12] :
9. Tout ce que nous connaissons de [la] musique [des Grecs] conduit selon toute vraisemblance à conclure que la musique agissait alors de façon purement sensible, ce qui n’exclut pas pour autant un certain raffinement. La musique comme art au sens moderne n’existait pas dans l’antiquité classique ; elle aurait sinon joué un rôle aussi important pour les développements ultérieurs que la poésie, la sculpture et l’architecture. Le goût des Grecs pour l’étude systématique des relations tonales les plus subtiles est purement scientifique et n’a rien à voir avec notre propos. [… ] La musique moderne n’a plus que faire d’un raffinement mélodique qui allait jusqu’à l’emploi du quart de ton et du genre enharmonique, ni non plus de l’aptitude particulière de chaque mode à épouser le langage parlé ou chanté. (Eduard Hanslick, Du Beau musical, op. cit., p. 171)
10. Hanslick évoque ici brièvement la théorie des intervalles établis à partir des calculs pythagoriciens : les intervalles « consonants » [symphoniai] sont la quarte, la quinte et l’octave ; les intervalles de tierce et de sixte, de seconde et de septième sont classés comme intervalles « dissonants » [diaphoniai]. Par ailleurs, à l’intérieur de l’intervalle de quarte (tétracorde formant la base du système musical grec), deux sons mobiles sont insérés mais leurs positions sont variables selon les trois genres (diatonique, chromatique, enharmonique) ; dans un cas, le genre enharmonique, les deux sons mobiles sont séparés par un quart de ton. Les divisions du ton, attestées depuis les Pythagoriciens, avaient été critiquées par Platon : Socrate, au livre VII de la République, se moque des harmoniciens « triturant » les cordes pour calculer des micro-intervalles échappant au contrôle de l’ouïe, tandis qu’Aristoxène de Tarente critique les calculs pythagoriciens dans les Eléments harmoniques [13].
11. Or, comme le souligne Hanslick, non seulement de tels calculs témoignent d’une approche « scientifique » de la musique qui relève aussi bien de la spéculation métaphysique que d’une analyse mathématique des sons, mais ces micro-intervalles ont disparu totalement de la musique savante occidentale[14]. Les Grecs sont donc assimilés aux peuples orientaux chez lesquels prédomine la musique vocale, inférieure à la musique instrumentale :
12. Les Grecs ne connaissaient pas l’harmonie mais chantaient à l’octave ou à l’unisson comme le font encore de nos jours ces peuplades asiatiques chez lesquelles la culture musicale est avant tout vocale. […] Le peuple le plus artiste de l’antiquité ainsi que les musiciens les plus savants au commencement du Moyen Âge ne pouvaient faire ce que font nos bergères des Alpes : chanter en tierces. (Eduard Hanslick, Du Beau musical, op. cit., p. 183.)
13. Dans Vom Musikalisch-Schönen, la musique grecque antique, qui introduit une profondeur historique dans un ouvrage d’esthétique pure où l’histoire est délibérément mise à distance[15], est donc privée de son statut de modèle : les Grecs sont relégués aux « premières étapes de la civilisation » car leur musique « sensible et symbolique[16] » n’était pas « un art, au sens où nous l’entendons[17] ».
14. Dès 1869-1870, Nietzsche a réagi à cette attaque en règle menée par la bête noire de Wagner, qui lui avait inspiré le personnage Beckmesser dans Les Maîtres Chanteurs. L’élève de Ritschl, s’appuyant sur sa profonde connaissance de la théorie et de l’histoire de la musique grecque, renverse les thèses de Hanslick en leur opposant des arguments philologiques destinés à justifier par ailleurs le drame de Wagner, dont l’ombre plane sur toute la conférence et qui est évoqué dans la dernière phrase. L’évaluation du théâtre musical hellénique proposée par Nietzsche est donc radicalement opposée à celle de Hanslick. D’une part, l’auteur d’une tragédie était semblable à un athlète de pentathlon qui réunissait les différentes disciplines artistiques en une seule œuvre d’art (eKGWB/GMD). D’autre part, la musique, en Grèce, était essentiellement vocale, tandis que la musique instrumentale n’était qu’un art de « virtuose » d’origine « asiatique » ; la musique « absolue » n’existait pas puisque les Grecs jouissaient tout à la fois du texte et de la musique, contrairement aux Modernes qui en sont devenus incapables. Dans le drame, la musique était un « moyen » et non une « fin » car elle devait éveiller la pitié dans l’âme du spectateur-auditeur bien plus efficacement que la parole, puisqu’elle « touche immédiatement le cœur » et qu’« elle est la véritable langue universelle, partout comprise » (eKGWB/GMD).
15. Quant à l’effet des représentations dramatiques sur le public grec, il s’expliquait par la grandeur de l’objet représenté, unissant plastique et musique, par l’origine de la tragédie, primitivement liée aux rites de fécondité en l’honneur de Dionysos et de Déméter qui entraînaient leurs adeptes dans des transes collectives, et par la présence du chœur, matrice de la tragédie, au sein duquel fusionnent le public et les choreutes dans une communion intime avec le héros souffrant. Enfin, si la musique était assez pauvre du point de vue harmonique et mélodique, cette « pauvreté » était compensée par une grande richesse rythmique (eKGWB/GMD). La réponse de Nietzsche à Hanslick sur ce dernier point est très nette : pour le philologue, l’harmonie, quoiqu’elle fût pauvre, était déjà présente dans la musique grecque sous une forme rudimentaire :
16. Il est vrai que l’on rencontre aujourd’hui encore assez largement répandue l’opinion que la musique grecque était rien moins qu’une langue universellement intelligible mais qu’elle représentait un monde sonore inventé par la science, déduit d’une théorie acoustique, et complètement étranger pour nous. On colporte par exemple encore l’idée fausse que la tierce majeure aurait été dans la musique grecque ressentie comme une dissonance. Il faut se délivrer de pareilles idées et garder présent à l’esprit que la musique des Grecs est plus proche de notre goût que celle du Moyen Âge (eKGWB/GMD).
17. On aura reconnu Hanslick derrière le pronom indéfini, de même qu’on reconnaît facilement sa critique envers la musique grecque : contre Hanslick, Nietzsche affirme que la musique grecque est une musique exemplaire et parfaite par son universalité, universalité que le philologue-philosophe tente de démontrer dans la connaissance partielle des principes de l’harmonie. Tandis que Hanslick plaçait l’art musical grec au même rang que le déchant médiéval pour avoir ignoré la tierce, Nietzsche sépare les Grecs des hommes du Moyen Age et assimile leur goût à celui des Modernes : c’est opérer certes un renversement remarquable par rapport aux travaux des historiens de la musique qui avaient clairement mis en évidence l’évolution de la musique en Occident, la polyphonie se développant dans la seconde moitié de la période médiévale. Mais pour Nietzsche, une telle opposition est désormais caduque puisqu’il est prouvé que les Grecs avaient déjà perçu la tierce majeure comme un intervalle non « dissonant ».
18. Pourquoi mettre en valeur cet intervalle ? C’est que la tierce majeure est une fonction essentielle dans la tonalité harmonique telle qu’elle se met en place à la fin du Moyen Age[18]. Le nœud du problème réside dans l’appréciation de cet intervalle : les Pythagoriciens, par leurs calculs, avaient déterminé un intervalle de deux tons équivalant à une tierce, mais cette tierce était fausse par rapport à l’intervalle pur ; la somme de deux tons ou « diton », fournie par l’arithmétique pythagoricienne « scientifique », ne concorde pas avec la tierce naturelle fournie par la résonance. Mais pour Nietzsche, il faut distinguer les calculs pythagoriciens de la perception auditive des « Grecs » : ceux-ci devaient entendre la « fausseté » du diton par rapport à la tierce majeure naturelle. On comprend ainsi l’argument esquissé par Nietzsche, qui se garde bien d’entrer dans les détails : si les Grecs ont été sensibles à la tierce au point de ne pas la « ressentir » [empfinden] comme une « dissonance », alors ils ont perçu l’importance de cet intervalle fondamental dans la constitution de la tonalité au cours du quinzième et au seizième siècles. Par-delà la période médiévale, durant laquelle la tierce n’était pas encore d’usage, il y aurait donc une forme de continuité entre la musique antique et la musique moderne.
19. La portée de cet argument ne se comprend que dans un cadre de pensée qui pose comme norme universelle le régime harmonique moderne : en ce domaine, Nietzsche aborde la musique grecque avec les mêmes présupposés que Hanslick[19]. On peut certes parler alors de projection d’un état de la musique occidentale sur une musique antique monodique et « modale » essentiellement différente, mais Nietzsche n’est pas le seul promoteur de cette thèse, qu’il évoque de façon très allusive dans Le drame musical grec. Pour contester Hanslick, il peut s’appuyer sur des ouvrages scientifiques récents. Ainsi, dans sa célèbre Lehre von den Tonempfindungen als physiologische Grundlage für die Theorie der Musik (1863), que Nietzsche lit en 1870[20], Hermann von Helmholtz compare les degrés de l’octacorde avec les degrés d’une gamme moderne, bien qu’il oppose clairement, dans la dernière partie de son ouvrage consacrée à l’histoire de la musique, le régime de la musique homophone antique et médiévale à celui de la polyphonie. La mèse, note médiane du système, correspondrait à la tonique, tandis que l’hypate serait la dominante ; le « principe de la tonalité » se manifesterait également dans la musique de l’Inde[21]. En raison de cette identité des fonctions, Helmholtz, tout en soulignant les différences stylistiques entre la musique antique et la musique moderne, peut donc estimer que « les Grecs, chez lesquels notre gamme diatonique a pris naissance, n’étaient absolument pas dépourvus du sentiment de la tonalité au point de vue esthétique ; seulement ce sentiment n’était pas encore aussi nettement prononcé que dans la musique moderne, et surtout, à ce qu’il semble, il ne jouait aucun rôle bien caractérisé dans les règles techniques de la construction mélodique[22] ».
20. Une telle comparaison de la musique grecque avec la musique moderne est également réalisée par Rudolf Westphal, l’un des historiens dont Nietzsche se réclamera en 1872 contre Wilamowitz[23] : dans la Metrik der Griechen, Westphal soutient notamment que les Grecs ont employé les intervalles diatoniques au sein d’un système polyphonique analogue à celui des Modernes :
21. Ueber die Polyphonie der Instrumentation innerhalb der alten Musik – wir gebrauchen polyphon hier überall nur im Gegensatz von unison – sind die Vorstellungen bisher sehr unklar geblieben. Wir werden den unwidersprechlichen Beweis liefern, dass nur der Gesang unison war, dass dagegen die begleitenden Instrumente zum Gesange sich polyphon verhalten, dass also dasjenige, was wir Harmonie nennen, allerdings vorhanden war und zwar keineswegs so, dass die begleitenden Stimmen auf Quinten, Quarten und Octaven beschränkt waren, sondern dass auch die Terze und Sexte, die Septime und Secunde in der antiken Musik ihren Platz hatte. (August Rossbach et Rudolf Westphal, Metrik der Griechen im Vereine mit dem übrigen musischen Künsten, Leipzig, Teubner, 1867, p. 260)
22. Depuis le début du dix-neuvième siècle, l’existence d’une hétérophonie, la « paraphonia », est établie à la suite des études de Böckh (qui considérait en outre que des traces de polyphonie étaient apparues en Grèce antique[24]) : il s’agit de l’ajout intermittent, sous la ligne vocale, de notes appartenant aux intervalles consonants (octave, quinte, quarte). Westphal affirme pour sa part que la krousis faisait entendre un accompagnement instrumental « sous le chant » et révélait l’existence d’une polyphonie instrumentale : dans Die Geschichte der griechischen und mittelalterlichen Musik (1865), il explique que les Grecs pratiquaient une forme d’harmonisation du chant dès l’époque archaïque :
23. Wir müssen nun schon hier darauf hinweisen, dass die vulgäre Meinung, die antike Musik sei unison gewesen, nur auf mangelhaften Benutzung der Quellen beruht. Unison war allerdings der Gesang, Mehrstimmigkeit aber wurde durch Instrumentalbegleitung hervorgebracht, was man hypo tèn krousin nannte […]. (Rudolf Westphal, Geschichte der alten und mittelalterlichen Musik, Breslau, Leuckart, 1865, p. 24.)
24. On comprend par conséquent pourquoi Nietzsche peut déclarer dans Le drame musical grec : « J’ai déjà indiqué que le chant choral ne se distingue du solo que par le nombre de participants et que seuls les instruments d’accompagnement ont droit à une multiplicité de voix, d’ailleurs très réduite, soit à une harmonie dans le sens que nous donnons à ce terme. » (eKGWB/GMD) ; Il est faux par conséquent de prétendre, comme Hanslick, que les Grecs ont ignoré l’harmonie : ils ont eu la prescience de l’harmonie moderne si bien que le développement de la musique européenne s’enracine dans le drame musical grec.
25. Tel est le soubassement historique et philologique sur lequel s’appuie Nietzsche dans un premier temps afin de contester Hanslick. Mais, tandis que Le drame musical grec est un texte à dominante philologique, la question de l’harmonie prend peu à peu une dimension métaphysique au cours de l’année 1870 dans la réflexion de Nietzsche, notamment à partir du moment où il découvre le Beethoven de Wagner.
2. Harmonie, rythmique, dynamique : métaphysique et musique grecque
26. La théorie de l’harmonie a longuement préoccupé Nietzsche pendant l’élaboration de La naissance de la tragédie si l’on en croit non seulement La vision dionysiaque du monde, mais aussi plusieurs cahiers témoignant de ses recherches sur cette question, dont le philosophe ne reprendra pas tous les éléments dans ses textes (P-I-15 datant de l’hiver 1869 et du printemps 1870, U-I-2 datant de la fin 1870 et du début de l’année 1871 et U-I-4 datant de l’année 1871). La réflexion du philologue porte notamment sur la définition de l’essence de la musique à partir de trois éléments essentiels (harmonie, rythmique, dynamique) et de leur relation avec la Volonté.
27. On sait que l’un des livres les plus importants pour l’élaboration de La naissance de la tragédie a été le Beethoven conçu par Wagner en 1870 à l’occasion du centenaire du compositeur. Dans les considérations esthétiques formant la première partie de l’opuscule, Wagner se réclame de Schopenhauer en faisant de la musique une langue universelle et en lui attribuant la faculté d’exprimer les passions, faculté qui provient de l’origine même de la musique. Distinguant la vue et l’ouïe, Wagner expose le processus par lequel le son prend naissance : l’artiste, soumis à une vision de rêve, s’arrache brutalement de cette contemplation muette et intérieure par un cri manifestant son émotion et l’ouvrant au monde extérieur. Ce cri, expression immédiate de la Volonté, est naturel et universellement compréhensible sans concept. La tâche du musicien est de transformer ce cri primitif en son musical et d’exprimer ainsi toutes les nuances de la Volonté ; pour cela, il emploie une palette sonore qui s’étend « du cri d’horreur jusqu’aux jeux consolants des harmonies heureuses[25] ».
28. Mais si Wagner découvre l’origine anthropologique de la musique dans l’émotion et le cri, la musique est par essence harmonie. Conservant la distinction romantique entre plastique et musique, Wagner oppose l’harmonie qui, hors de l’espace et du temps, est matière sonore, et la force « plastique » du rythme, par laquelle l’harmonie acquiert forme et détermination. Alors que dans Opéra et Drame (I, 7), l’essence de la musique était mélodique (harmonie et rythme n’en étaient que l’infrastructure), la mélodie, dans Beethoven, passe au second plan dans l’histoire de la musique : c’est chez les Grecs qu’elle a été cultivée à la perfection, dans une civilisation où l’esprit de la musique était partout présent ; mais « le Paradis » fut perdu et « le monde vit se tarir la source de son mouvement[26] ». A l’époque moderne, la mélodie est associée à des genres périmés et à des musiciens secondaires aux yeux de Wagner, chez lesquels le rythme périodique et régulier est prédominant (Haydn, les compositeurs du grand opéra romantique). C’est seulement avec Beethoven qu’elle est régénérée, comme Wagner l’avait déjà déclaré dans Opéra et Drame ; le drame lyrique, fondé sur le principe de la « mélodie infinie », marque l’achèvement de cette régénération, la mélodie étant désormais réconciliée avec l’harmonie.
29. La place prééminente de l’harmonie chez Wagner dans les années 1860 est attestée par sa pratique de compositeur dans Tristan et Isolde, dont les contours mélodiques définis selon les normes classiques (cadences parfaites, régularité métrique) sont effacés, ce qui plonge l’auditeur dans une « mer schopenhauerienne de sons[27] ». Volonté et harmonie deviennent indissociables : les affects des personnages, en particulier de Tristan, sont exprimés par les modulations constantes, les retards, les appoggiatures, les accords de septième et de neuvième, l’instabilité tonale où les cadences sont évitées et le son « noyé[28] ». C’est l’harmonie, associée à une dynamique contrastée et à une rythmique libérée de la carrure, et fondée sur une agogique d’une extrême mobilité (selon les principes exposés par Wagner dans son essai Über das Dirigiren en 1869), qui doit traduire la Volonté bien mieux que la seule mélodie planant au-dessus d’un accompagnement harmonique restreint à ses fonctions traditionnelles.
30. C’est à partir de l’été 1870 que Nietzsche entreprend d’adapter la théorie esthétique du Beethoven et la métaphysique anhistorique de Schopenhauer à son propre projet historico-philosophique (eKGWB/GT-16 [29]) : il interprète la poésie lyrique grecque comme un processus esthétique « éternel », transhistorique, qui consiste dans l’union de deux « pulsions » naturelles, la pulsion apollinienne (plastique et visuelle) et la pulsion dionysiaque (musicale et auditive). Dès l’été 1870, La vision dionysiaque du monde et les fragments posthumes contemporains révèlent les grands traits de cette interprétation, laquelle repose sur un présupposé déjà présent dans Le drame musical grec : l’universalité de la musique grecque dans sa double dimension rythmique et harmonique.
31. En ce qui concerne le développement historique de l’harmonie, La vision dionysiaque du Monde expose une thèse préfigurant la fin du chapitre 2 de La naissance de la tragédie (eKGWB/GT-2). Dans la deuxième section, un bref récit narre la naissance de l’harmonie en Grèce : du Drame musical grec, Nietzsche conserve implicitement la thèse d’une hétérophonie liée au chœur et à l’emploi d’un accompagnement d’instruments à vent. La musique archaïque, qui introduit en Grèce l’ivresse et l’extase face au monde apollinien de la belle apparence, se caractérise alors par l’irruption de l’harmonie et par une rythmique nouvelle que Nietzsche explore parallèlement dans ses cours du semestre d’hiver 1870-1871 et dans les Rhythmische Untersuchungen. Cette rythmique débridée correspond historiquement à l’essor de la poésie mélique en Grèce, dont les vers très variés, associées à l’aulos, rompent la monotonie de l’hexamètre dactylique de l’épopée apollinienne :
32. […] la rythmique, qui se mouvait jusque-là dans le zigzag le plus simple, délia ses membres dans la danse des bacchants ; le son se fit entendre, non plus comme autrefois dans une exténuation fantomatique, mais multiplié par une masse de plusieurs milliers d’hommes et accompagné par des instruments à vent aux résonances profondes [tieftönender Blasintrumente]. Et l’événement le plus mystérieux se produisit : l’harmonie vint alors au monde, elle dont le mouvement amène la volonté de la nature à une intellection immédiate. (eKGWB/DW-2 ; La vision dionysiaque du monde, trad. Jean-Louis Backès)
33. Nietzsche mentionne ici les deux parties essentielles de la musique, rythmique et harmonie (« rythmique et harmonie sont les parties principales, la mélodie n’est qu’une abréviation de l’harmonie », écrit-il durant l’hiver 1869-1870 ; eKGWB/NF-1869,3[54]). Cette position subalterne de la mélodie est semblable à celle qu’elle occupe chez Wagner : la mélodie, liée au monde artificiel de la musique apollinienne, est secondaire par rapport à l’harmonie, essence de la musique dont l’origine est naturelle.
34. Ce n’est pas le seul souvenir de Beethoven : comme Wagner, Nietzsche considère que la musique a pour origine le cri en tant qu’extériorisation de la Volonté. En effet, le geste et le son sont des moyens universels par lesquels la Volonté se manifeste mais, tandis que le geste appartient encore à la représentation [Vorstellung], le son relève de la symbolique non conceptuelle : sous ses trois dimensions (rythmique, dynamique et harmonique), le son est le symbole de la Volonté. Dans le cri, phénomène anthropologique universel, « l’essence de la chose se trouve exprimée par l’intonation, la hauteur, le rythme » (eKGWB/NF-1869,3[15]) : le cri contient ainsi, en termes musicaux, la dynamique, l’harmonie et la rythmique. On note de plus une gradation de la rythmique vers la dynamique et l’harmonie : la rythmique manifeste la Volonté par des « formes intermittentes » [Intermittenzformen] ; la dynamique indique les variations dans le degré de plaisir et de déplaisir. L’harmonie seule est le « symbole de l’essence de la Volonté » [Symbol der reinen Essenz des Willens] et elle échappe de ce fait totalement au concept : à ce titre, elle est étroitement associée à Dionysos, dont le culte plonge ses racines dans la Nature (eKGWB/DW-4)[30]. Il semble en outre, d’après un fragment philosophique du début de l’année 1870, que l’origine de l’harmonie ait été envisagée comme un phénomène de répons : « cri et contre-cri : la force de l’harmonie » (eKGWB/NF-1869,3[16]). Cette notation laisserait entrevoir l’origine de l’harmonie dans le jeu de l’écho et du répons, que Wagner avait évoqué à propos des chants populaires montagnards et vénitiens[31].
35. A cette origine anthropologique s’ajoute une dimension théorique et métaphysique à laquelle réfléchit Nietzsche tout au long de l’élaboration de La naissance de la tragédie. En effet, dans plusieurs fragments de 1870-1871, le philologue médite sur la possibilité d’une conception philosophique de l’harmonie tonale, sur le modèle de Schopenhauer qui, au paragraphe 52 du Monde comme Volonté et comme Représentation, avait défini la musique comme l’art métaphysique par excellence et établi une analogie entre la hiérarchie de la nature et la hiérarchie des voix musicales. Ainsi, développant le concept schopenhauerien de négation de la souffrance originaire, qui était à l’œuvre en particulier dans la musique, Nietzsche considère que l’harmonie est essentiellement négative : « L’harmonie prouve à quel point est juste le principe de la négativité » (eKGWB/NF-1870,7[28]). Le système harmonique moderne, qui est une copie immédiate de la Volonté en tant qu’il unifie la multiplicité (eKGWB/NF-1869,3[14])[32], consiste à exclure les harmoniques supérieurs introduisant des intervalles irrationnels par rapport au son fondamental qui les génère. C’est à cette condition que peut naître le « sentiment de l’harmonie » : « Was ist das Gefühl für Harmonie ? Einmal Wegrechnen der mitklingenden Obertöne, anderseits Nicht-Einzelnhören derselben » (eKGWB/NF-1870,7[118]). Grâce à cette soustraction des harmoniques supérieurs, le « sentiment de l’harmonie » repose donc sur le plaisir procuré par l’accord parfait majeur dont les intervalles sont fournis par les cinq premiers harmoniques. La dissonance surgit avec l’harmonique 7 : cet harmonique (qui, dans sa forme pure, ne peut intégrer le système fondé sur le tempérament égal) permet d’introduire à partir du dix-septième siècle l’accord de septième, c’est-à-dire un accord de quatre sons dissonant qui doit être résolu par un accord parfait sur la tonique ; d’après le solfège classique, la septième est une dissonance[33].
36. C’est ainsi que, dans le champ de l’esthétique, l’accord de trois sons, fondement de l’harmonie tonale, se confond avec la beauté : harmonie et beauté sont des apparences qui voilent la réalité de la nature, chaotique et disharmonique[34]. La négation des harmoniques supérieurs est la condition pour créer un art musical harmonieux, consonant et consolant : la représentation atténue l’effet perturbant des dissonances contenues dans le son lui-même. Cette union de la consonance et de la dissonance, de l’harmonie et du disharmonique dans une représentation protégeant l’auditeur du danger de la musique sera reprise au chapitre 24 de La naissance de la tragédie (eKGWB/GT-24), où la beauté harmonieuse et le mythe tragique jettent un voile de beauté sur la laideur et la disharmonie dionysiaques. C’est sur ce fond musical dissonant que s’édifie la beauté eurythmique et harmonique, plastique et apollinienne, que Nietzsche évoque dans le dernier chapitre de La naissance de la tragédie.
37. La principale difficulté réside dans le passage de cette esthétique musicale d’inspiration schopenhauerienne à l’histoire de la musique dans la Grèce archaïque. Ici, Nietzsche est confronté à un problème central : la valeur exemplaire de la musique grecque[35]. Peut-on convoquer cet art pour illustrer la naissance de la musique aux origines de l’humanité ? Nietzsche commence par contester une thèse majeure de l’esthétique depuis l’essai de Schiller Sur la poésie naïve et sentimentale (1795) : l’opposition entre la « musique » et la « plastique », la première étant l’apanage des Modernes, la seconde des Anciens. Contre cette distinction entre un art grec plastique « objectif » et un art moderne musical « subjectif », Nietzsche soutient que l’unité de la plastique et de la musique existait déjà en Grèce antique : « Que le monde grec soit caractérisé par la plastique et le monde moderne par la musique est tout à fait faux. Le monde grec possède plutôt l’union parfaite entre l’apollinien et le dionysiaque » (eKGWB/NF-1871,9[120]).
38. C’est le fondement même de la thèse de La naissance de la tragédie, exposée dans les premiers chapitres : musique dionysiaque et plastique apollinienne ont déjà été réunies dans la poésie dite lyrique et dans la tragédie. Dès 1869, dans le fragment 1[54], Nietzsche mentionne l’union étroite de tous les arts grecs au théâtre et dans les temples (poésie, musique, danse, architecture, sculpture), avant d’inverser de façon spectaculaire les caractères prêtés à la musique moderne et à la musique grecque : « Travers moderne en vertu duquel il faut jouir isolément des arts que la théorie tient séparés les uns des autres : ce qui va avec le développement de la capacité particulière. L’harmonie est caractéristique de l’hellénique, la mélodie des Modernes (en tant que caractère absolu) » (eKGWB/NF-1869,1[54]).
39. Un tel renversement est remarquable : la simplicité de la « ligne » monodique antique était-elle enrichie par les diverses « couleurs » d’un accompagnement harmonique ? Reprenant une comparaison traditionnelle déjà utilisée par Rousseau dans l’Essai sur l’origine des langues (XIII-XIV) et par Gluck dans la Préface d’Alceste (mentionnée dans Le drame musical grec), Nietzsche propose une équivalence entre la mélodie vocale (la poésie chantée) et le dessin d’une part, l’accompagnement instrumental harmonique et la couleur de l’autre. La découverte de la polychromie dans les arts plastiques grecs, alors qu’elle était considérée comme une pratique orientale jusqu’au début du dix-neuvième siècle et que la blancheur constituait un attribut de l’art grec mis en évidence par Winckelmann, est par ailleurs un fait important qui constitue un précédent (eKGWB/GMD). Nietzsche fait allusion au débat sur la polychromie dans les arts plastiques qui a suscité des réactions passionnées dans la période 1830-1860 parmi les historiens de l’art européens, les uns, comme Raoul-Rochette, demeurant partisans de la blancheur uniforme des monuments grecs, les autres, comme Hittorff, Gottfried Semper et Quatremère de Quincy, s’appuyant sur les données archéologiques révélant l’usage de la peinture polychrome sur les temples et les statues[36].
40. Pour vanter la polychromie, la notion d’harmonie a été avancée par Semper et par Hittorff : harmonie externe avec le paysage méditerranéen, harmonie interne à l’édifice[37]. De même, selon Nietzsche, cette polychromie provoquait un effet d’ordre « harmonique » : « Keine Schattierung der Farben. Bedeut. Einzelheiten werden so hervorgehoben. Harmonischer Effekt des Ganzen durch Farbensymmetrie[38] ». Dans le domaine musical, la polychromie pourrait trouver un équivalent dans la polymodalité, c’est-à-dire la diversité des modes répondant à la diversité des couleurs. Il semble que Nietzsche ait envisagé la possibilité d’interpréter le système des harmoniai grecques en ce sens et qu’il y ait perçu une esquisse de l’harmonie tonale. C’est ce que laisse notamment entrevoir le fragment 3[40] de l’hiver 1869-1870 :
41. La musique apollinienne – apparentée aux arts plastiques quant à sa signification rythmique.
42. Griser le cœur n’a jamais été la fin de la musique apollinienne, mais bien plutôt une action pédagogique.
43. A l’opposé l’effet orgiastique de la musique.
44. Dans le caractère [Charakter] des différentes gammes [Tonleitern] se montre instinctivement l’HARMONIE. (eKGWB/NF-1869,3[40])
45. On reconnaît ici le principe apollinien « plastique » et le principe dionysiaque « orgiastique » associés aux deux éléments essentiels de la musique, rythmique et harmonie. La particularité de cette réflexion réside plutôt dans la mention des « gammes » et de leur caractère, qui est mis en relation avec l’effet orgiastique de la musique. Nietzsche fait d’abord allusion au « caractère » des harmoniai : s’agit-il du caractère éthique ou de leur structure même ? Dans le premier cas, Nietzsche se référerait alors à la théorie de l’éthos des « modes », attestée par de nombreux textes et dont le philologue se souvient apparemment dans La vision dionysiaque du monde lorsqu’il évoque l’irruption du dionysisme au sein du monde homérique :
46. Dans l’ivresse dionysiaque, dans la course folle, délirante, à travers toutes les gammes de l’âme [Seele-Tonleitern], telles que les provoquent les excitations narcotiques et le déchaînement des instincts printaniers, la nature s’exprime dans sa force la plus haute ; elle réunit à nouveau les êtres isolés et se fait éprouver comme unité […]. (eKGWB/DW-2)
47. Ces Seele-Tonleitern ne sont sans doute pas une simple métaphore : il pourrait s’agir des harmoniai, qui possédaient chacune un éthos particulier et dont le caractère avait été évalué par Platon et Aristote selon leur utilité pour l’éducation du citoyen. Au livre III de la République (398d-399c), Platon, ennemi de la poikilia et de l’orgiasme, examine les moyens de susciter la tempérance et le courage dans l’âme des gardiens et des citoyens. Tout comme il a différencié auparavant les bons et les mauvais muthoi, Socrate distingue les harmoniai licites et les harmoniai illicites : les premières, dorienne et phrygienne, suscitent l’ardeur guerrière et la tranquillité pacifique ; les autres (lydiennes, ionienne) dérèglent l’âme, en particulier lorsqu’elles sont exécutées à l’aulos et sur des instruments aux cordes trop nombreuses. Aristote ne s’éloigne pas beaucoup de Platon au livre VIII de la Politique en accordant la primauté à l’harmonia dorienne et en lui joignant les harmoniai lydienne et phrygienne[39] : chez Aristote comme chez Platon, c’est la tempérance et la maîtrise de soi qui sont privilégiées dans la musique.
48. Contre cet usage politique et pédagogique de la musique, dont il s’agit de conjurer les effets potentiellement délétères, Nietzsche valorise l’aulétique et la multiplicité des èt hè provoqués par l’ensemble des harmoniai. En effet, avant Platon et Aristote, qui ont dévalué la musique au profit de la parole et de la rationalité, l’art poético-musical archaïque avait acquis une grande expressivité que la tragédie originelle a exploitée ensuite : « Influence de la musique antique sur les affects extraordinairement marquée. La musique antique est conçue comme langage de la volonté, d’où son lien indissoluble avec la poésie lyrique » (eKGWB/NF-1871,9[119]). Une telle influence sur les affects peut s’expliquer par l’éthos des harmoniai (joie, tranquillité, ardeur guerrière, enthousiasme, amollissement), qui sont autant de manières d’exprimer la Volonté. Tandis que Platon a réduit cette pluralité aux seules harmoniai dorienne et phrygienne, les Grecs de l’époque archaïque et préclassique en ont possédé au moins six (dont on trouve notamment une trace dans la liste d’Aristide Quintilien concernant les harmoniai platoniciennes très anciennes[40]), ce qui accroissait l’effet musical de leurs compositions : ainsi, le nome aulétique comportait cinq parties composées dans cinq modes différents, comme le note Nietzsche dans son cours sur les poètes lyriques grecs[41]. Du point de vue de la théorie musicale, ces « gammes » révèlent alors la présence latente de la tonalité harmonique d’après le fragment 3 [40] : de même que l’individu est instinctivement poète-musicien-chorégraphe (eKGWB/DW-3), l’harmonie apparaît spontanément dans la pratique musicale avant d’être déterminée par la doctrine des Nombres de Pythagore, philosophe apollinien par excellence[42]. Nietzsche reprend cette idée dans La vision dionysiaque du Monde :
49. La musique d’Apollon était une architecture dorique de sons, mais de sons seulement indiqués, comme des sons propres à la cithare. On prend soin d’écarter précisément l’élément caractéristique de la musique dionysiaque et même de la musique en général, la puissance d’ébranlement du son et le monde absolument incomparable de l’harmonie. Le Grec avait de celle-ci le sentiment le plus fin, comme nous devons le déduire de la caractéristique stricte des modes [Tonarten], bien que le besoin d’une harmonie réalisée, effectivement entendue, soit chez lui bien moindre que dans le monde moderne. Dans la suite des harmonies [Harmonienfolge] et déjà dans leur abrégé, dans ce qu’on appelle la mélodie, la « volonté » se révèle immédiatement, sans être d’abord intégrée à un phénomène. (eKGWB/DW-2)
50. Un glissement décisif s’est produit ici par rapport au fragment 3[54] : la mélodie est l’abrégé des « harmonies » et non plus de l’harmonie. Puisque les deux termes se recouvrent apparemment, la différence entre la musique moderne et la musique grecque relève de la sensibilité des peuples à l’égard de la polyphonie harmonique et non pas de la théorie musicale : l’harmonie est latente de sorte qu’il est possible de « réaliser » la basse fondamentale d’une mélopée grecque et de l’ « harmoniser », comme le font les musiciens qui recueillent des chants populaires dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Cette pratique, qui aboutira finalement à l’harmonisation de l’hymne delphique par Gabriel Fauré en 1894 à la demande de l’helléniste Théodore Reinach[43], est rendue possible par la confusion entre les « gammes » [Tonleitern] et les « modes » [Tonarten], terme habituellement utilisé pour traduire « harmonia » au dix-neuvième siècle : le « mode » a été conçu au dix-neuvième siècle sous la forme d’une « gamme » diatonique, dont la parenté était manifeste avec les gammes modernes[44]. Ce qui distingue en définitive la musique moderne et la musique antique, c’est le nombre de « modes » et le développement du soubassement harmonique : aux deux modes majeurs correspondent sept « modes » grecs qui ajoutent des nuances supplémentaires à la joie et à la tristesse ; les Modernes ont en revanche accentué la polyphonie harmonique, latente en Grèce. Dans ces conditions, la différence entre musique grecque et musique moderne apparaît chez Nietzsche et les théoriciens contemporains (Westphal, Helmholtz, Gevaert, Riemann) comme une différence de degré et non de nature.
51. Avec les écrits philologiques et les fragments posthumes des années 1869-1871, nous possédons donc des traces assez nettes des recherches que Nietzsche a menées sur l’harmonie et la rythmique grecque, et dont La naissance de la tragédie offre une synthèse au chapitre 2 (eKGWB/GT-24).
3. Melos et musique dionysiaque
52. Dans le chapitre 2 de La naissance de la tragédie (eKGWB/GT-2), Nietzsche passe de l’esthétique générale à l’histoire de la musique, laquelle prend naissance en Grèce. Il n’ignore pas l’Orient, mais il le met à distance et le sépare de la Grèce : la réunion de l’apollinien et du dionysiaque a été réalisée à la perfection dans la poésie lyrique archaïque, lorsque le culte de Dionysos pénètre dans un espace hellénique où Apollon était jusqu’alors la principale divinité. Ainsi, c’est grâce à l’union d’Apollon avec Dionysos que le dionysisme en Grèce est fondamentalement différent du dionysisme barbare : tandis qu’à Babylone, les Sacées faisaient régresser l’homme à l’état d’animal, la fusion d’Apollon et de Dionysos en Grèce a engendré un « phénomène esthétique » qui éloigne le Bacchant de l’animalité et du pur plaisir sensuel. L’Apollon dorien contraint le Dionysos oriental à fondre dans une forme plastique les cris de joie et de souffrance arrachés dans l’extase[45].
53. De là naît la poésie lyrique, constituée par « la puissance d’ébranlement du son, le flot homogène du melos [der einheitliche Strom des Melos] et le monde incomparable de l’harmonie » (eKGWB/GT-2). Le dithyrambe dionysiaque, grâce auquel le servant de Dionysos accroît toutes ses facultés symboliques pour exprimer son enthousiasme non seulement par les gestes mais par tous les moyens (dynamique, rythmique, harmonie), était donc un art profondément différent de la musique orientale. Une telle fusion entre apollinien et dionysiaque est unique dans l’histoire de la musique et de la poésie occidentale : le combat entre mélodie et harmonie que Nietzsche a remarqué à la fin du seizième siècle n’a pas eu lieu en Grèce car l’harmonie et la mélodie ont coexisté dans les genres de la poésie lyrique (poésie mélique de Sappho et Anacréon, lyrique chorale de Simonide, Bacchylide et Pindare ; eKGWB/NF-1869,1[41]).
54. Bien que Nietzsche ait éliminé l’explicitation historique et théorique de la notion d’harmonie grecque qu’il avait exposée dans le Drame musical grec et La vision dionysiaque du monde, il s’est autorisé à proposer de nouveau la thèse selon laquelle la musique dionysiaque d’origine orientale a introduit dans le monde grec le son et l’harmonie, avec la dissonance harmonique qui lui est essentielle ; Nietzsche a même pu envisager l’apparition de dissonances rythmiques dans la poésie lyrique[46]. Ainsi, loin d’ignorer l’historicité de la musique archaïque et d’y projeter son enthousiasme wagnérien, le philologue peut s’appuyer sur ses analyses de la poésie lyrique des vii e et vi e siècles. De plus, il a ajouté un terme suggérant le caractère particulier du dithyrambe, comme un signe destiné au philologue sensible aux connotations des mots grecs : le « melos ». C’est dans l’édition corrigée de son livre, publiée en 1874, que Nietzsche mentionne le melos alors que ce mot était absent du passage de La vision dionysiaque du Monde cité précédemment et de l’édition de 1872. Ce terme est souvent confondu avec « mélodie » ; pourtant Nietzsche, qui utilise abondamment dans ses œuvres les mots courants de « Melodie » et de « Weise », emploie très rarement « Melos », ce qui doit attirer notre attention. Si l’on s’en tient aux écrits philosophiques, « Melos » apparaît exclusivement dans des textes consacrés à la musique grecque antique : au paragraphe 4 de La vision dionysiaque du Monde (eKGWB/DW-4), au chapitre 2 de La naissance de la tragédie (eKGWB/GT-2) et au paragraphe 84 du Gai Savoir, « Origine de la poésie » (eKGWB/FW-84).
55. De toute évidence, c’est le philologue qui parle ici : en employant dans La naissance de la tragédie une notion aussi connotée, Nietzsche a indéniablement suggéré l’historicité de la musique dionysiaque dans le moment même où il supprimait toute référence explicite à l’histoire de la musique grecque archaïque. En tant qu’élève de Ritschl, il savait à coup sûr que le terme grec de « melos » est complexe et qu’il renvoie à une performance orchestique cultuelle plutôt qu’à un texte récité ou lu à voix haute en dehors de tout contexte rituel[47]. En effet, dans un article publié en 1832 et reproduit dans le premier volume de ses Opuscula Philologica en 1866, Ritschl avait distingué « melos » et « ôdè » : le premier terme désignait un poème chanté faisant partie d’une composition musicale complète (c’est-à-dire avec un accompagnement instrumental), tandis que le second terme désignait le poème seulement chanté ; Ritschl donnait ainsi à la notion de melos une place centrale dans la poésie lyrique et il assimilait en revanche ôdè au « Lied[48] ». Quant à Westphal, il avait indiqué dans la Metrik der Griechen que le melos correspondait au chant et qu’il était complété, dans la poésie lyrique, par la krousis, l’accompagnement instrumental[49].
56. Nietzsche s’est intéressé à la notion de melos dès 1869, dans son cours sur les poètes lyriques grecs. Dans quelques pages de ce cours, il distingue poésie mélique et poésie lyrique. L’adjectif « lyrikos » ne désigne pas l’ensemble de la poésie musicale posthomérique : dérivé de la « lyre », cet adjectif est un mot récent qui a fini par se généraliser alors que la poésie musicale est d’abord une poésie « mélique », c’est-à-dire une poésie qui unit melos et krousis. En employant l’adjectif « mélique », on définit plus correctement la poésie grecque archaïque : la poésie mélique désigne la poésie accompagnée par la lyre aussi bien que par l’aulos[50]. Puis, en 1870, dans son cours sur Œdipe Roi, Nietzsche a rappelé la définition célèbre du melos donnée par Platon (République, III, 398d) : le melos est constitué du rythme [rhythmos], de l’harmonie [harmonia] et de la parole [logos]. La notion d’harmonia n’est pas explicitée par Nietzsche dans ces pages mais elle pourrait recouvrir, comme nous l’avons déjà constaté, les harmoniai grecques et le concept moderne d’harmonie. Nietzsche poursuit en expliquant que cette définition platonicienne a été reprise par Monteverdi pour créer un récitatif imité des Grecs, le stilo rappresentativo fermement condamné dans La naissance de la tragédie : l’invention de Peri et de Monteverdi repose sur un contresens à propos de la nature même de la musique grecque et du melos [51].
57. Le melos a également été mentionné par Aristote dans la Poétique parmi les éléments constitutifs de la tragédie[52], mais Nietzsche a critiqué le statut subalterne qui lui est réservé par rapport à l’intrigue, signe du développement de la lecture au détriment de la performance. De même que pour le rapport entre drama et pathos, la Poétique d’Aristote témoigne selon lui d’une méconnaissance totale de la tragédie originelle et du dithyrambe, où le melos jouait le rôle le plus important avec l’opsis (« le spectacle ») dans une performance reposant sur la fusion de la vue et de l’ouïe : aux origines, il n’y avait pas d’auditeur ni de spectateur, mais des individus participant à un culte (eKGWB/NF-1869,3[66]).
58. Par conséquent, associer le melos à la musique dionysiaque a pour objet de rappeler le rôle fondamental de la musique dans la tragédie grecque primitive de Phrynichos et d’Eschyle, rôle méconnu par Aristote et refoulé par Platon au profit du logos et du muthos. Historiquement, l’un des poètes les plus représentatifs de cette poésie mélique archaïque est Archiloque : celui-ci est, après Terpandre, le premier poète qui utilise melos et krousis, comme Nietzsche l’a lu chez Westphal et dans le Perì Mousikès du pseudo-Plutarque[53]. C’est sans doute pourquoi, dans La naissance de la tragédie, Archiloque est le poète dionysiaque-apollinien par excellence. La variété rythmique de ses vers, son usage d’une instrumentation hétérophone, son statut de poète associé au culte apollinien et au culte de Déméter, son art réalisant la synthèse de la subjectivité et de l’objectivité attestent l’apparition d’un processus esthétique neuf : la dissolution de l’individu Archiloque par la fusion avec la musique, c’est-à-dire avec la Volonté, qui précède l’explosion en gerbes de poèmes lyriques passionnés sous l’effet de l’individuation apollinienne séparant le poète de l’Un originaire[54].
59. Archiloque est en outre crédité par Nietzsche d’un fait essentiel pour l’évolution de la musique : l’introduction de la « chanson populaire » [Volkslied] dans l’art (eKGWB/GT-6). A l’inverse des prêtres-poètes organisés en caste et composant des hymnes sacrés, Archiloque utilise les chansons profanes immémoriales dont l’essence est mélodique : la mélodie est l’élément universel et premier en raison de son origine populaire et religieuse, se perdant dans les temps antéhistoriques. Toutefois, l’antériorité chronologique de la mélodie n’est pas contradictoire avec la primauté de l’harmonie : il faut distinguer l’histoire de la musique et de la poésie (selon laquelle la mélodie est originaire) et les principes de la théorie harmonique (suivant laquelle la mélodie est soumise aux fonctions tonales et à la basse fondamentale). Par conséquent, Archiloque est bien l’antithèse d’Homère : sa poésie mouvementée, tant dans la forme que dans le contenu verbal, perturbe l’architecture figée des sons apolliniens et des rythmes épiques.
60. Une telle évolution peut être aussi relatée par Nietzsche en termes techniques, comme c’est le cas dans le fragment « Kraft des Rhythmus » des Rhythmische Untersuchungen, où l’on retrouve l’opposition entre un son réduit à sa dimension rythmique (« Der Ton wird ursprünglich (bei den kitharod[ischen] Musik) im Sinne eines Zeitmessers ») et des innovations harmoniques et rythmiques (« Die dionysischen Neuerungen in Tonart, in Rhythmus (die alogia ?) »)[55]. Mais dans ce même fragment, Nietzsche aperçoit également la différence qui existe entre les Grecs et les Modernes, notamment en ce qui concerne l’harmonia :
61. Das antike Musikwesen ist zu reconstruiren; der mimische Tanz, die harmonia, der rhythmos. Melodie, im Rh[ythmus] u[nd] auch im Tanze bei den Neueren. […] Es ist das Wesen der Tonleitern aufzudecken (schärfstes Gefühl für die Höhenproportionen) Weshalb die Griechen die Viertelstöne verwenden konnten? Die Harmonie war bei ihnen nicht in das Reich der Symbolik gezogen. Herstellung der antiken Symbolik. (Rhythmische Untersuchungen, KGW, II/3, p. 322.)
62. Ainsi, en 1870-1871, tout en considérant que l’harmonie moderne est instinctivement présente dans les harmoniai grecques, Nietzsche découvre qu’un « fossé[56] » s’est creusé entre les Modernes et les Grecs. Ce qui l’atteste, ce sont les quarts de ton, inexplicables dans un système tonal diatonique et ne pouvant être compris que dans un système échappant à la symbolique moderne, de même que le rythme grec est essentiellement différent du rythme moderne. Le melos et le rythme constituent par conséquent des éléments que les Modernes ne perçoivent plus : « Uns fehlt der antike rhythm[ische] Geschmack, uns fehlt das antike Melos – wie wollen wir unfehlbar sein ! », s’exclame Nietzsche dans Zur Theorie der quantitirenden Rhythmik après avoir constaté la différence de nature dans le plaisir rythmique en Grèce et chez les Modernes[57]. Confronté au même problème que Hanslick, le philologue conclut que le plaisir musical des Grecs est devenu incompréhensible parce qu’une rupture s’est produite avec l’apparition de l’opéra, forme idyllique, décadente et inauthentique de la musique grecque, parallèlement au développement de la polyphonie harmonique à la fin du Moyen Age. Dans le fragment 9[111], Nietzsche prend acte de cette évolution capitale pour souligner la perfection de la musique grecque :
63. Quand les inventeurs de l’opéra crurent imiter par le récitatif l’usage des Grecs, c’était une illusion idyllique. La musique grecque est la musique la plus idéale en ce qu’elle n’a pas d’égards pour l’intonation du mot ni surtout pour l’accord méticuleux, dans le mot, entre les petites pointes de volonté et les arseis. Elle ne connaît absolument pas l’accentuation musicale : son effet repose sur le rythme temporel et sur la mélodie, et pas sur le rythme des intensités. Le rythme était seulement ressenti, il ne s’exprimait pas par l’intonation. Ils accentuaient bien plutôt selon le contenu de pensée. Aigu et grave de la note, thesis ou arsis de la cadence n’avaient rien à voir avec lui. Par contre ils avaient développé avec une extrême finesse le sens des gammes [Tonleitern] et des rythmes temporels. On reconnait la prodigieuse poikilia rythmique de ce peuple à son talent pour la danse, alors que nos schémas rythmiques sont d’une extrême pauvreté. (eKGWB/NF-1871,9[111])
64. Selon les analyses de Nietzsche dont témoignent ses recherches rythmiques, la rythmique grecque est une « Zeitrhythmik », une « rythmique temporelle » qui est organisée selon des rapports de proportions subtils et raffinés, à l’inverse de la rythmique moderne, rythmique pathétique fondée sur l’accent tonique[58]. Les « petites pointes de la volonté » n’avaient pas d’effet sur l’organisation rythmique et musicale du melos car les arseis (« levés ») n’étaient pas des accents toniques : levé et posé (arsis et thesis) renvoient aux pas de danse. La poésie musicale grecque repose donc sur le jeu des longues et des brèves qui forment le cadre métrique d’une strophe lyrique puisque les Grecs ne connaissaient pas l’ictus au sens de « temps fort ». L’ictus se développe seulement à partir du moment où la musique moderne devient polyphonique et mesurée : « In dem Ictus unsrer Composition spricht sich die Seele unsrer Melodie u. Harmonie aus[59] ». Chez les Grecs, la Volonté était exprimée différemment : les affects se manifestaient avec une grande « finesse » dans la partie « harmonique » grâce au jeu des « gammes » et des « modes », et dans la partie rythmique grâce à l’extrême diversité des vers lyriques. C’est pourquoi le philologue doit procéder à une « reconstruction » complète de l’essence de la musique grecque.
65. Dans ces fragments, Nietzsche a donc soulevé le problème de l’historicité de la musique grecque : le melos reposait sur une rythmique et une « harmonique » dont les Modernes ont perdu la clé et que le philologue musicien espère mettre à jour au début des années 1870. Comment, dans ces conditions, peut-on affirmer tout à la fois la parenté de la musique grecque et son altérité, telle qu’elle est révélée par les traces d’une rythmique et d’un melos fondamentalement différents ? En étudiant la musique grecque historiquement et philosophiquement, Nietzsche aboutit à un paradoxe qui sera résolu quelques années plus tard. D’un point de vue théorique, les ouvrages de Westphal et de Helmholtz prouvent que la musique grecque et la musique moderne se fondent, malgré leurs différences, sur le principe universel de la tonalité et sur une esthétique du rythme transhistorique, ce qui induit une continuité artistique de Terpandre à Wagner ; pourtant, la philologie révèle l’historicité du goût et des styles non seulement dans le domaine rythmique, mais aussi dans le domaine harmonique : la musique dionysiaque n’avait presque rien de commun avec la musique moderne.
66. Si dans La naissance de la tragédie, Nietzsche gratifie Wagner d’avoir renoué avec la musique dionysiaque primitive, dont l’existence a été interrompue par Euripide et Socrate, en accomplissant la musicalisation intégrale des paroles sur le modèle du melos dithyrambique, il reviendra dans Humain, trop humain sur ce problème en changeant totalement de perspective : dans le paragraphe 171 d’Opinions et Sentences mêlées (eKGWB/VM-171), abandonnant la métaphysique au nom de la science historique, il proclamera désormais l’historicité de la musique. Toutefois, si l’association du dionysiaque et de l’harmonie dans la partie historique de La naissance de la tragédie peut nous surprendre aujourd’hui, elle n’avait rien de proprement scandaleux pour les historiens de la musique des années 1860-1870. La difficulté d’interprétation surgit du style elliptique adopté par Nietzsche, qui a considérablement « allégé » les fondements de sa thèse dans La naissance de la tragédie : plus rien ne laisse entrevoir l’ampleur de ses recherches depuis 1868 sur ce sujet technique et philologique par excellence qu’est l’étude de la musique grecque antique. Le chapitre 2 (eKGWB/GT-2) illustre à merveille cette réticence devant l’administration de la preuve que Nietzsche louait en 1886 dans son Essai d’autocritique (eKGWB/GT-Selbstkritik-3) : même si une lecture philologique comporte le risque de trahir l’ambition esthétique de l’helléniste wagnérien, seule l’étude du contexte, que les commentaires récents de La naissance de la tragédie ont analysé pour de nombreux aspects, peut rendre justice à la réflexion intense de Nietzsche sur la musique grecque. Une telle étude permet, sans nul doute, de mieux comprendre pourquoi l’apparition de l’harmonie est intimement liée à l’irruption de la musique dionysiaque dans la Grèce archaïque.