Commentaire d’Alfred Espinas :
Die thierischen Gesellschaften. 1879
Die thierischen Gesellschaften. 1879
David Simonin
Alfred Espinas, disciple de Spencer, fait partie des auteurs qui ont permis à Nietzsche de façonner sa physiologie de la morale dans les années 1880, en articulant psychologie, sociologie et biologie. Des Sociétés animales, dont Nietzsche a acheté la traduction allemande en 1882, a exercé une influence durable sur sa philosophie, notamment sur le concept de troupeau et ses relations aux individus. Si Nietzsche emprunte à Espinas de nombreuses analyses, telle la polarité hiérarchique domination-subordination à l’œuvre dans tous les organismes, y compris sociaux, il renverse toutefois l’ordre chronologique et axiologique au cœur de l’argumentation de l’auteur français. Tandis qu’Espinas affirmait que les individus coopèrent dans la société (laquelle n’est qu’une forme supérieure d’individualité), Nietzsche soutient au contraire qu’ils doivent s’efforcer de se constituer par différenciation d’avec leur groupe d’origine. C’est donc sur des bases opposées que se pose la question des rapports entre individus et groupes.
Keywords: Individu, société, troupeau, domination, subordination, sympathie, hérédité, conscience (collective), parasite, domestication, évolutionnisme, positivisme.
1. Contenu et signification de l’œuvre
1. Des Sociétés animales est la thèse de doctorat d’Alfred Espinas, soutenue en 1877 à la Faculté des Lettres de la Sorbonne devant un jury composé de spiritualistes. Elle suscita de nombreuses discussions concernant notamment le statut respectif des sciences naturelles et de la philosophie, ou la place, jugée trop importante, accordée dans l’introduction à Auguste Comte et à Herbert Spencer. Une deuxième édition paraît en 1878, augmentée de toute l’introduction, qu’Espinas avait supprimée pour la soutenance, ainsi que diverses recensions[1], et enfin la traduction allemande en 1879.
1.1. De la biologie cellulaire à l’organicisme social.
2. « La nation […] est un individu. Tout ce livre n’a point d’autre but que de démontrer indirectement cette proposition » (BN/Espinas-1879,211[2]). L’homme est omniprésent dans les Sociétés animales, comme l’indique cette déclaration, bien que l’ouvrage ne traite directement que du monde animal, sous l’angle de la sociabilité, plus largement comprise sous « l’idée générale d’organisation[3] ». Cette ampleur sémantique permet à Espinas d’élaborer son organicisme social, c’est-à-dire d’embrasser sous la même catégorie générale divers types d’organisations (de la cohésion d’un organisme à l’unité d’un corps social), dont la variation est plus de degré que de nature. Tous consistent en l’unité d’une multiplicité : 1) l’individu est multiple et, en ce sens, social ; 2) conséquemment, la société possède une forme d’individualité propre. La première de ces deux thèses s’appuie sur les données apportées à l’époque par la biologie cellulaire, et Espinas n’est pas le seul à affirmer que l’individu est un être collectif[4]. La seconde thèse, sociologique, est étroitement liée à la première : toute société, y compris humaine, est véritablement (et non seulement par analogie et métaphoriquement) un organisme, un individu vivant d’un certain type et doté d’une conscience collective.
3. Cette double thèse est rendue possible par un principe méthodologique réductionniste, qui estompe les frontières entre les divers phénomènes naturels aussi bien qu’entre les disciplines dont ils sont les objets. Espinas, dans le contexte intellectuel de la théorie darwinienne de l’évolution[5], défend un réductionnisme des phénomènes humains à ceux du vivant, soulignant la continuité entre l’animal et l’homme, la nature et la morale, ou encore l’individu et la société : « la biologie prépare la sociologie, la vie physiologique pose par une sorte de destination intentionnelle le fondement de la vie morale » (BN/Espinas-1879,102-103). Cette réduction embrasse toute la nature, et reconduit les phénomènes supérieurs aux inférieurs par un processus de complexification croissante qui explique à la fois les paliers et les différences, tout en les réintégrant dans la continuité[6].
4. Par suite, Espinas estompe également les frontières entre l’organe et l’individu, qui « ne sont que deux degrés d’une même puissance » (BN/Espinas-1879,241-242[7]). De même, l’intelligence et les facultés cognitives et psychomotrices les plus élevées, comme la conscience et la volonté, ne sont que des formes plus complexes de phénomènes pulsionnels, instinctifs et aveugles. Inversement, ceux-ci sont en quelque sorte des préformes de celles-là, Espinas parlant pour les Molluscoïdes d’une « certaine intelligence immanente préexistant même à toute trace de système nerveux » (BN/Espinas-1879,241).
5. De nombreuses réflexions découlent de ces présupposés, notamment sur la rudimentation des organes, l’explication téléologique de l’instinct et le primat de la fonction sur l’organe, la pluralité des centres nerveux et psychiques, etc. Notons en particulier que les formes primaires d’organisation découlent à l’origine de la cellule simple, par bourgeonnement ou gemmation : « Je crois que les soudures des polypes sont le résultat de la gemmation, et non le produit de la réunion de plusieurs animaux ». (BN/Espinas-1879,214). En d’autres termes, la société advient lorsque la division d’un individu échoue. Et plus on s’avance dans l’évolution de cette échelle sociale (qui est aussi bien l’échelle zoologique), plus les sociétés sont complexes et intégratives. Le développement des sociétés ne se fait donc pas contre, mais avec celui des individus : ceux-ci ne s’abolissent pas dans le tout social dont ils font partie, mais « plus ils sont eux-mêmes complexes dans leur structure, c’est-à-dire plus leur individualité est décidée, plus leur conspiration est énergique, plus par conséquent est élevé dans l’échelle l’être total qui en résulte » (BN/Espinas-1879,80[8]). Il y a donc à chaque étape de cette échelle un certain type d’individualité et un certain type de société, la perfection de l’un accompagnant celle de l’autre selon un phénomène d’emboîtement progressif[9].
1.2. Conséquences pour la discipline.
6. La sociologie n’est donc pour Espinas qu’une partie de la biologie : « l’étude des sociétés animales forme non pas un chapitre préliminaire, mais le premier chapitre de la sociologie » (BN/Espinas-1879,198[10]). Elle traite de ce point commun à tout ce qui est organique (et peut-être inorganique) : la tendance à s’organiser. Quatre points sont à relever, qui éclairent particulièrement le statut de la sociologie d’Espinas : sa relation à Comte et à Spencer ; le caractère positiviste ou spiritualiste de ses positions ; certaines étapes de sa carrière et la place de sa sociologie dans l’histoire de la discipline ; le statut particulier de la conscience collective.
7. (a) Tout d’abord, Espinas se réclame fortement de Comte et de Spencer et leur consacre une part importante de son introduction. Du premier (BN/Espinas-1879,89-108), il retient avant tout la méthode, qui conjugue l’accumulation empirique des faits et la tentative d’en exprimer les lois générales, ainsi que le caractère synthétique, rendant compte de la progression de tous les phénomènes par complexification croissante jusqu’à l’homme, qui en est l’aboutissement. Du second (BN/Espinas-1879,108-127), qui suit les acquis de la théorie darwinienne de l’évolution, Espinas apprécie l’attention aux transitions entre les paliers, qui permet de rendre la continuité et la différentiation : tandis que Comte juxtapose, Spencer montre le lien qui rend raison de l’émergence de chaque étape et de chaque discipline à partir des précédentes. A la différence de ses deux maîtres, toutefois, Espinas fait reculer comme on l’a vu les frontières de la sociologie bien au-delà de l’homme seul, jusque sur le terrain de la zoologie et de la biologie.
8. (b) Quoiqu’Espinas privilégie l’ordre allant du simple au complexe, son réductionnisme n’exclut toutefois pas la téléologie. Il reprend parfois d’une main ce qu’il donne de l’autre, limitant l’audace de son entreprise théorique par des concessions morales fortes. Lorsqu’il écrit que la physiologie est le fondement de la vie morale, il semble parfois que ce ne soit que chronologique, ce fondement ne prenant au fond véritablement sens qu’au regard de la spécificité humaine et morale qui en est l’achèvement. De fait, Espinas semble vouloir concilier les contraires, à commencer par le positivisme qu’il tempère par des concessions appuyées au spiritualisme[11]. Il ne veut renoncer ni au mécanisme ni au finalisme, par lesquels il qualifie les philosophies de Spencer et de Comte respectivement, louant le « nouveau spiritualisme » (BN/Espinas-1879,105) de celui-ci tout en notant les limites de sa « finalité sans Dieu » (BN/Espinas-1879,114) pour mieux faire ressortir, malgré tout, la solution spencérienne de l’émergence. De même, l’unité et la multiplicité demeurent en tension, dès lors que la sympathie (prolongement décisif du concours dans une organisation dont la continuité n’est plus strictement organique) est subdivisée en deux pulsions antagonistes et complémentaires : la domination [Herrschaft] et la subordination [Unterordnung].
9. Cette ambiguïté a été objectée à Espinas, de manière significative par des tenants du réductionnisme (comme le biologiste Wilhelm Wundt) aussi bien que par des spiritualistes (comme le philosophe Paul Janet, qui faisait partie de son jury de thèse). Tous deux se concentrent sur un exemple central, accusant Espinas de définir l’individu et la société de façon circulaire. Wundt redéfinit ainsi de façon distincte les deux termes, mettant à mal le noyau conceptuel d’Espinas[12]. Janet développe cette même tension par un autre biais, qui correspond plus à son point de vue spiritualiste : il commence par souligner qu’Espinas confond science et philosophie, avant d’en tirer les conclusions pour ce qu’il nomme la « théorie de la conscience » d’Espinas. Ce dernier, n’adoptant pas le point de vue subjectif sur ce thème, se voit alors reprocher sa théorie de la conscience collective. Janet regrette qu’Espinas ait oublié les caractéristiques essentielles de la conscience à ses yeux (impénétrabilité et incommunicabilité), et précise que la théorie de l’individu qui en est le fondement conduit au socialisme[13]. Espinas répond à ces objections par une formule qui, de nouveau, a le mérite de ne rien trancher : « non seulement [les phénomènes de la vie et ceux de l’ordre social] se rattachent les uns et les autres à l’idée générale d’organisation, mais ils présentent une vaste série de faits et de formes organiques de plus en plus complexes, unis les uns aux autres dans leur similitude fondamentale par une différentiation progressive, qui prouve que les uns ne sont que le développement des autres »[14].
10. (c) Le parcours universitaire d’Espinas reflète les mêmes ambiguïtés[15]. Jeune enseignant à la fin du Second Empire, la défaite de 1870 le fait se tourner vers l’aile socialiste des républicains[16] ; il fréquente les cafés et fait l’objet de rapports. Les positions défendues dans sa thèse de doctorat, problématiques dans le contexte encore conservateur de la Troisième République des années 1870, jouent en sa faveur dans celle des années 1880, Jules Ferry soutenant l’orientation scientifique de la philosophie et de l’éducation. Alors que le socialisme se renforce, c’est toutefois sa modération qui l’avantage alors[17]. En 1887, Espinas fonde la chaire de Pédagogie et Sciences sociales à la Faculté des Lettres de Bordeaux, à laquelle Emile Durkheim accède. Il devient le doyen de la Faculté la même année, doyen honoraire à partir de 1890, et obtient (au détriment de Durkheim, plus jeune) la chaire d’histoire d’économie sociale nouvellement créée à la Sorbonne en 1893-94. Vice-président de l’Institut International de Sociologie en 1899, il est élu à l’Académie des Sciences Morales et Politiques en 1904[18]. L’organicisme social d’Espinas, théorie incontournable pendant un demi-siècle (Der Sociétés animales connaît une troisième édition en 1924 et une quatrième en 1935), est pourtant sévèrement critiqué dès 1897, lors du troisième Congrès de l’Institut International de Sociologie, au sein de la Société de sociologie et dans la Revue Internationale de Sociologie, au point qu’Espinas le renie partiellement en 1901[19]. L’école durkheimienne lui reprochera de n’avoir donné à la sociologie ses lettres de noblesse qu’en la réintégrant dans la biologie, et rétablira la rupture entre l’homme et l’animal.
11. (d) Contre la conception spiritualiste de la conscience, Espinas est enfin l’un des fondateurs de la notion de conscience collective[20]. Dans le prolongement de sa compréhension de la sympathie, il va en effet jusqu’à affirmer que la similarité de structure, d’intérêts et de craintes conduit les individus à des sentiments et à des représentations communs. La conscience collective présuppose l’ouverture de l’individu à la multiplicité collective dont il est membre, ainsi que la communicabilité des consciences. Elle repose sur un certain entremêlement du « je » et du « nous », sans toutefois que la coexistence des deux niveaux d’organisation implique la perte de leurs spécificités respectives. Cet aspect de la pensée d’Espinas est longuement discuté par Alfred Fouillée, dans un ouvrage que Nietzsche a lu, au plus tard, entre l’été 1886 et l’automne 1887[21].
2. Commentaire des traces de lecture
12. Les annotations de Nietzsche sont inégalement réparties, mais couvrent l’ensemble de l’ouvrage. Elles sont concentrées sur la fin de l’introduction, la première moitié de la section I, le troisième chapitre de la section III et la section IV, ainsi que la conclusion, tandis que la section II n’est pas annotée. Des marginalia isolées qui se trouvent dans les deux premiers chapitres de la section III montrent toutefois que Nietzsche n’a pas purement ignoré les passages moins densément annotés. La quasi-totalité des annotations sont des traits en marge et des soulignements (ces derniers étant ici reproduits, le cas échéant), mais on lit également « bien [gut] » à deux reprises, ainsi qu’un point d’interrogation et un mot – probablement « idem [ebenso] » – sur lequel nous reviendrons.
2.1. Introduction (p.3-146)
13. L’introduction du livre en pose les questions directrices : « comment concilier l’individualité des parties et celle du tout ? » ; « comment […] une conscience collective est-elle possible ? » ; la société est-elle un être de raison, dont l’unité n’est que collective et nominale, ou un être réel à l’unité concrète ? (BN/Espinas-1879,6-7) C’est une imposante doxographie retraçant l’histoire de l’organicisme social en opposition au contractualisme, et qui fait fond sur la philosophie politique des sophistes à Hegel avant de se tourner vers l’économie, la sociologie et la biologie du XIXe siècle. Interviennent alors les deux figures de Comte et de Spencer. Nietzsche se concentre sur la fin et annote de manière assez régulière les pages 124 à 144.
14. Trois moments peuvent être isolés. Des pages 124 à 127 (BN/Espinas-1879,124-127), qui achèvent les développements consacrés à Spencer, Nietzsche retient la reconduction des phénomènes psychiques au système nerveux. Celui-ci est façonné par l’habitude et l’hérédité, de sorte que les actions individuelles et conscientes s’expliquent par des dispositions spécifiques et inconscientes.
15. De la page 128 à la page 131 (BN/Espinas-1879,128-131), il trouve une défense de l’organicisme social, en grande partie concentrée dans une longue note de bas de page répondant à deux objections : l’absence de contiguïté et l’absence de conscience centralisée du corps social. Espinas répond à la première objection en s’autorisant de Schäffle : toutes les cellules d’un corps vivant ne sont pas toujours contiguës, et donc ne sont pas si radicalement différentes des moyens de communication à l’œuvre dans la société[22]. Il répond à la seconde objection en citant George Henry Lewes : « Ce n’est pas le cerveau, c’est l’homme qui pense et qui sent » (BN/Espinas-1879,129). Nietzsche trace deux traits en marge de ce passage, qui nuance la prépondérance d’un centre unique dans l’organisme déjà. En rappelant qu’il y a de l’intention
16. dans les faits sociaux les moins réfléchis qui se rencontrent chez l’animal comme chez l’homme, et une part de spontanéité, d’inconscience dans les faits sociaux les plus délibérés par lesquels les nations s’organisent (BN/Espinas-1879,131)
17. Espinas estompe encore l’opposition, ce que Nietzsche relève d’un trait en marge.
18. De la page 135 à 144 (BN/Espinas-1879,135-144), Espinas tire des deux points précédents diverses conséquences en faveur d’une morale naturaliste, qui rompt avec le kantisme et le spiritualisme. Le mérite revendiqué de ces théories est qu’elles « ne font plus de l’action morale une marque de déférence en quelque sorte platonique vis-à-vis d’une loi abstraite (formalisme qui est le vice fondamental de la morale de Kant) » (BN/Espinas-1879,139) ; Nietzsche écrit « bien [gut] » à côté de ce passage.
2.2. Section première. Associations ou sociétés accidentelles entre animaux d’espèces différentes : parasites, commensaux, mutualistes (p. 147-193)
19. Espinas expose ici les premières formes, incomplètes, de sociétés animales. Le parasitisme, nuisible à l’une des parties, se distingue du commensalisme, par lequel un avantage unilatéral ne cause toutefois aucune nuisance à l’autre partie. C’est au stade du mutualisme qu’intervient le concept important de concours réciproque, en vue de buts et d’intérêts communs et sur la base de craintes partagées. Toujours interspécifique, il ne donne pourtant lieu à aucune cohésion organique. La domestication, enfin, est présentée comme un type particulier de concours, hiérarchique, où intervient la structure hiérarchique de domination et de subordination.
20. On retrouve dans ces passages des thèmes importants de la philosophie de Nietzsche dans les années 1880, ainsi qu’une analyse nuancée de relations inégales, mais donnant lieu à divers types de coalitions et de dépendances réciproques. Des exemples concrets ponctuent le propos d’Espinas : singes, porcs, rhinocéros, buffles, étourneaux, barges, grues, fourmis, et de multiples animaux domestiques. Nietzsche annote ici un véritable bestiaire, dont certains exemples, comme la couleuvre [die Natter] et la sangsue [der Blutegel] (BN/Espinas-1879,151), se retrouveront ensuite dans Ainsi parlait Zarathoustra. C’est également le cas de la « mendicité [Bettelei] », à la même page, rapprochée au sein du commensalisme de la « rivalité qui […] stimule [anreizenden Rivalität] » la vie, l’une et l’autre étant distinguées du parasitisme plus directement nuisible. Singes, couleuvres et sangsues sont des « prédateurs véritables [wirkliche Räuber] », et Nietzsche écrit un mot en marge, coupé par le relieur et difficilement déchiffrable, peut-être « ebenso », c’est-à-dire idem, pour marquer la continuité entre mendicité, rivalité et prédation. D’autres exemples (BN/Espinas-1879,159) sont recopiés par Nietzsche (NF-1883,7[244][23]).
21. Parmi les animaux domestiques, tous enclins à la subordination, Espinas accorde un statut particulier au chat, « qui est resté, en effet, plutôt le commensal que le serviteur de l’homme » (BN/Espinas-1879,166). Nietzsche souligne « le serviteur [der Diener] » et écrit « bien [gut] » en marge. Dans les notes de Tautenburg, il écrira que « le chien paye la bienveillance de sa soumission [Unterwerfung]. Le chat, dans les mêmes circonstances, jouit de soi, et il éprouve un voluptueux sentiment de force : il ne donne rien en retour » (NF-1882,1[30][24]). L’opposition entre chien et chat se retrouve ensuite (NF-1882,3[1]), mais il est surtout significatif que cette première formulation personnelle ait eu lieu à Tautenburg, alors que Nietzsche était avec Lou von Salomé. Lors de leur brouille en effet, quelques mois plus tard, il écrit : « le caractère d’un chat — d’une bête de proie qui joue les animaux domestiques » (Nietzsche à Lou von Salomé, avant la mi-décembre 1882 (brouillon), BVN-1882,351). Prolongement de cette petite méchanceté personnelle, peut-être, le chat est par la suite qualifié de « bête de proie dégénérée [ein entartetes Raubthier] » (NF-1883,7[42]), tout comme le chien cette fois. Mais il retrouve finalement sa spécificité première, tirée d’Espinas et alimentée par les rapports personnels de Nietzsche avec Lou, pour caractériser de manière générale les femmes comme des prédatrices (JGB-131 et239).
22. Quelques aspects de la domestication méritent encore d’être relevés. Outre la fonctionnalisation et la promiscuité qui l’accompagnent, ainsi que l’affinité qu’elle entretient avec l’intelligence et la sociabilité, sur lesquelles nous reviendrons, Nietzsche retient (avec des traits en marge) qu’elle commence par la contrainte, l’intimidation et le châtiment, avant de se transformer progressivement en obéissance (BN/Espinas-1879,164). D’autre part, elle concerne au premier chef la domestication, par l’homme, d’espèces animales. Espinas rappelle alors la supériorité de l’homme, « être à part, vraiment royal et en quelque sorte surnaturel », de sorte qu’il « n’est pas surprenant qu’ils [sc. les animaux] acceptent volontiers son joug » (BN/Espinas-1879,170), avec deux traits de Nietzsche en marge.
2.3. Section II. Fonction de nutrition. Sociétés normales entre animaux de même espèce : Infusoires, Zoophytes, Tuniciers, Vers (p. 195-257)
23. Cette section traite des sociétés de nutrition, qu’Espinas nomme également blastodèmes, et dont la caractéristique principale est que l’intérêt commun – la nutrition en vue de la conservation – rend possible un concours organique. D’abord sans communication vasculaire (Infusoires), puis avec, la continuité organique voit naître des individus progressivement plus composés (Polypes), de même que croissent la répartition des tâches et l’interdépendance (Molluscoïdes), jusqu’à l’apparition d’individus composés d’individus eux-mêmes composés, avec une partie directrice et des organes subordonnés (Vers).
24. Quoiqu’elle ne comporte aucune annotation de Nietzsche, cette section contient des réflexions importantes sur les individus, qui ne sont pas des « atomes spirituels [beseelt[e] Atome] » (BN/Espinas-1879,202[25]) mais toujours déjà des unités de composition, des tissus organiques aux nations (BN/Espinas-1879,211), ou encore sur la relation de continuité qui unit organes et individus (BN/Espinas-1879,241-246) et sur la distinction entre unité psychique centralisée et centres partiels et périphériques (BN/Espinas-1879,248).
2.4. Section III. Fonction de reproduction (p. 259-437)
25. A ce stade, la physiologie est prolongée par la psychologie et l’instinct par la représentation. Trois chapitres étudient successivement la société conjugale, puis maternelle et enfin paternelle, suivant les étapes de sociétés toujours plus complexes et solidaires. Ces trois types de sociétés relèvent également de la famille, ou société de reproduction.
26. Du premier chapitre (BN/Espinas-1879,259-313), Nietzsche n’annote des passages que sur deux pages (BN/Espinas-1879,277et 279). Il y est question du rôle des couleurs dans la séduction et la passion érotique, ce qui sert à mettre en évidence la manière dont les phénomènes physiologiques inconscients sont soutenus par la représentation consciente, ici au sein du désir. Nous retiendrons également la proximité, dans tout le chapitre, de la reproduction et de la domination.
27. Du deuxième chapitre (BN/Espinas-1879,315-378), seule la page 319 (BN/Espinas-1879,319) est annotée, qui concerne la téléologie de l’amour maternel et sur laquelle nous reviendrons. Mentionnons également un développement sur la reine, parmi les abeilles, qui n’obtient ce rang qu’au terme d’une lutte et d’une sélection, de sorte que son intérêt personnel concourt inconsciemment à l’intérêt du tout. Nietzsche n’a pas annoté cette page (BN/Espinas-1879,351), mais il a corné la page d’un autre de ses livres, où celle-ci était citée[26]. Enfin, un passage montre à quel point l’hostilité d’un milieu, par la résistance qu’elle implique, renforce les animaux qui y vivent (BN/Espinas-1879,358), et un autre passage traite de la communication des fourmis (BN/Espinas-1879,367) ce dont Nietzsche se souviendra dans une note posthume (NF-1883,7[173][27]).
28. Le troisième chapitre (BN/Espinas-1879,379-437) contient beaucoup plus d’annotations, desquelles ressortent majoritairement deux thèmes : la monogamie et surtout la domination. De la monogamie (BN/Espinas-1879,406-409 et 426-428), deux aspects retiennent l’attention de Nietzsche. D’une part, elle consiste en un attachement qui présuppose une faculté de représentation développée, dont Espinas veut approfondir le rôle déterminant pour la sociabilité. C’est toutefois un contre-exemple, celui de l’emportement aveugle dans la passion (BN/Espinas-1879,408), que Nietzsche utilisera dans FW 3 (FW-3). D’autre part, cet attachement au conjoint entre en tension avec l’indépendance de l’individu, thème qui nourrit l’aversion de Nietzsche pour le mariage.
29. Quant à la domination, elle intervient dans une explication de l’amour paternel, plus nuancé puisque le père constitue parfois une menace pour la progéniture. La dépendance des jeunes exige la présence du père (comme de la mère) pour en assurer l’éducation (BN/Espinas-1879,399 et 411), qui s’ajoute à l’hérédité et au perfectionnement naturel (BN/Espinas-1879,413-415). Cette dépendance rend toutefois possible la domination aussi (BN/Espinas-1879,404-406,424 et 427-431), dont l’amour paternel n’est qu’une expression dérivée : « c’est pour devenir chef de bande [Führer der Heerde] et non pour obéir à une prétendue voix du sang » (BN/Espinas-1879,427) que le père demeure dans la famille. Quant à l’instinct maternel, il n’est autre qu’une extension de l’amour de soi, la progéniture n’étant pas toujours clairement distinguée du corps propre et l’affection s’apparentant parfois à la possession (BN/Espinas-1879,424).
2.5. Section IV. Vie de relation [Animales Leben]. La peuplade [die Völkerschaft] (p. 439-494)
30. Dans cette ultime section, qui traite des sociétés animales au sens strict, le psychique prime totalement sur l’organique. Il permet à des individus d’abord isolés de s’associer pour une vie commune qui va bien au-delà de la seule fonction reproductrice, Espinas prenant soin de bien marquer la rupture entre la famille et la peuplade (BN/Espinas-1879,450-451). Si le penchant sexuel ou les liens du sang ne jouent aucun rôle dans cette forme de société, le primat de l’individu est toutefois nuancé par un penchant social qui repose sur la ressemblance (BN/Espinas-1879,454-456). C’est ici qu’intervient véritablement la sympathie, unissant des êtres semblables mais d’abord dépourvus de liens, et qui constitue un élément décisif pour l’apparition d’une conscience collective en l’absence même de toute communication physiologique (BN/Espinas-1879,456).
2.6. Conclusion (p. 495-541)
31. Espinas résume d’abord treize grandes lois des faits sociaux dans l’animalité (I), puis revient sur la nature des sociétés animales (des êtres vivants d’un type particulier, dotés d’une conscience) (II), et sur la moralité des animaux, les liens entre “je” et “nous” faisant de l’altruisme un égoïsme élargi (III). Il fait retour sur les grands thèmes de son livre : l’isomorphisme, la conciliation de l’unité et de la multiplicité, la sympathie et la conscience collective. Les annotations de Nietzsche se concentrent souvent sur des objections qu’Espinas s’adresse, des points faibles ou des éléments qu’il ne partage pas, et témoignent déjà d’une orientation polémique.
3. Signification de la lecture pour Nietzsche
32. Le reçu indique que Nietzsche a acheté Des Sociétés animales le 23 février 1882. Il n’est toutefois pas impossible qu’il en ait eu connaissance avant déjà, dès 1877 à l’aide de comptes rendus ou d’articles d’Espinas lui-même, notamment dans la Revue philosophique de la France et de l’Etranger[28]. Montinari considère Espinas comme la source d’une note de 1880 déjà (NF-1880,4[201][29]), dans laquelle il est question de parasitisme, de commensalisme, de socialisation en vue de la reproduction ou encore de rudimentation d’organes non utilisés. Ce sont là des thèmes généraux[30], mais la suite du manuscrit contient une version préparatoire du § 241 d’Aurore (M-241), qui rappelle également Espinas par le rôle de l’intelligence et de la peur dans la domestication (BN/Espinas-1879,164-166) et par le lien entre les passions de peur et de colère et la couleur de certaines parties de l’organisme (BN/Espinas-1879,279). Il est donc probable que Nietzsche connaissait Espinas, au moins partiellement, dès 1880 au moins[31].
33. L’influence d’Espinas sur Nietzsche est à replacer dans le contexte de lectures multiples, qui soutiennent non seulement son effort de « reconstruction de la genèse des préjugés moraux[32] » et sa physiologie de la morale, mais encore à l’époque du Gai savoir ses réflexions sur l’individu comme multiplicité et sur les conséquences morales de sa subordination à son groupe d’appartenance. Pour ce dernier thème, déjà présent chez Spencer[33], Nietzsche emprunte à Espinas ses analyses concernant le « troupeau [Heerde] », ou encore le groupe, la société, la peuplade, etc. (BN/Espinas-1879,126,140, 144,163, 166, 427-428,430, 432, 454, 490, 535 et 540, toutes pages annotées par Nietzsche)
34. Si les réflexions de Nietzsche sur l’interdépendance de l’individu et du troupeau doivent beaucoup à Espinas, la relation chronologique et axiologique est toutefois inversée : là où Espinas décrit un processus de complexification toujours plus intégrative de l’individu au groupe, c’est le troupeau qui vient en premier pour Nietzsche, à partir duquel des individus doivent s’affirmer dans un effort de différenciation (5.1.). L’étroite proximité entre individus et troupeau implique toutefois de repenser la dichotomie entre morale des maîtres et morale grégaire (5.2.).
3.1. L’individu dans le troupeau.
35. Dans ce qu’il finira par nommer une « physiologie de la morale » (NF-1884,27[14 et 37]), Nietzsche reprend d’Espinas, entre autres, l’idée que l’hérédité plie l’individu à la logique grégaire et explique la transmission contraignante de pratiques, sentiments et représentations (5.1.1.). Par son analyse de l’altruisme et de la domestication, toutefois, Nietzsche souligne et critique une telle subordination de l’individu au troupeau (5.1.2.) et renverse l’ordre proposé par Espinas : la société ne provient pas de l’individu, mais celui-ci s’affirme au contraire progressivement à partir de (et contre) celle-là (5.1.3.).
3.1.1. Explication naturaliste de l’origine de la morale.
36. Pour Espinas comme pour de nombreux darwiniens, l’hérédité permet d’expliquer que l’individu, poursuivant ses buts propres, agit en fait inconsciemment à l’avantage du groupe. Ce point ayant déjà été traité[34], nous nous contenterons d’en souligner quelques conséquences, que Nietzsche trouve chez Espinas et dont il s’empare pour critiquer la morale : (a) elle est relative, puisqu’elle dépend des conditions d’existence du groupe ; (b) étant inconsciente et contraignante, l’action est peut-être éthique, mais non morale au sens où elle serait effectuée librement ; (c) enfin, la finalité est minimisée au regard de l’instinct aveugle.
37. (a) Lorsque Nietzsche écrit que « dès qu’elles passent pour un “devoir”, les conditions d’existence d’un être constituent sa morale » (NF-1882,1[68]), Maria Cristina Fornari note[35] un écho, non seulement de Semper, mais d’Espinas :
38. la vertu ne saurait être un vain mot dès qu’elle est la condition d’existence du groupe [Existenzbedingung der Gruppe], dès qu’elle devient en vérité le fondement de l’édifice social. Il a suffi que les sociétés en aient un obscur sentiment pour qu’elles lui attribuent un caractère sacré [geheiligten Charakter] (BN/Espinas-1879,139-140[36]).
39. En soulignant le caractère sacré et les conditions d’existence du groupe qui en sont le présupposé, dans ce passage également accompagné d’un trait en marge, Nietzsche met en évidence le relativisme de la morale, dont les préceptes ne s’imposent pas universellement.
40. Ajoutons que, pour Nietzsche, ces conditions d’existence ne sont pas toujours les plus utiles. Espinas écrit en effet que, le plus souvent, les dispositions de l’individu sont des plus utiles pour le groupe, encore qu’il n’en ait pas conscience :
41. il n’y a pas même lieu d’invoquer ici la recherche d’une utilité pour le groupe, puisque nous venons de voir que chez la plupart les instincts sympathiques sont acquis en vue d’une utilité ultérieure, d’un progrès spécifique, et que les animaux sociables n’ont aucun soupçon du parti que la nature en tirera pour la race, dans un avenir plus ou moins éloigné (BN/Espinas-1879,535-536).
42. Nietzsche accole deux traits en marge de la première moitié de ce passage seulement, c’est-à-dire seulement la partie sur l’absence d’intention concernant quelque but que ce soit. Ce qui l’intéresse, c’est qu’on ne connaisse jamais le plus utile, non seulement pour soi mais a fortiori pour autrui et pour le groupe (ce qui présupposerait une utilité unique pour tous).
43. (b) En revanche, Nietzsche ne reprend pas le rôle de l’inconscient, à la fois individuel et naturel[37], censé assurer la marche harmonieuse de l’évolution. Espinas, en effet, veut trouver un fondement naturel à la morale[38] : par opposition à « la morale traditionnelle, fondée elle-même sur la métaphysique intuitive (a priori) » (BN/Espinas-1879,135), avec un trait de Nietzsche en marge, Espinas croit qu’on obéit d’autant mieux à la morale qu’elle nous est plus naturelle ; inconsciente et contraignante, elle est incontournable. Finalement, la sympathie est si nécessaire qu’elle n’a plus grand-chose d’une vertu : « les obligations sont absolues dans tout le sens du mot, c’est-à-dire que nous ne pouvons [wir können nicht] admettre un seul instant que notre caprice ou notre intérêt nous en puissent relever » (BN/Espinas-1879,138), avec deux traits de Nietzsche en marge. De même,
44. il faut remarquer, enfin, qu’au moment où ce mobile désintéressé pèse sur l’agent, il a le caractère d’une impulsion impérieuse, nécessitante à laquelle il est extrêmement difficile de résister. Il est devenu une habitude native, un penchant instinctif ; il n’y a pas lieu pour l’agent d’en rechercher la valeur, il est, en un sens tout particulier, absolu (BN/Espinas-1879,536),
45. passage que Nietzsche relève de plusieurs traits en marge. Sans commenter l’étrangeté d’une telle définition de l’absolu moral, il convient ici de noter que Nietzsche, en relevant son caractère nécessitant, souligne au passage la non-valeur de l’action, qu’Espinas qualifie pourtant encore de morale.
46. Pour Nietzsche, qui suit Espinas dans cette naturalisation de la morale, la conséquence de son caractère nécessaire est donc qu’elle n’a plus rien de moral. De même, il souligne dans l’ouvrage d’Espinas les expressions « sans le savoir [durchaus unbekannt] », « tout à fait à l’insu [vollständig unbekannt] », puis « ignorées [unbekannt] » (BN/Espinas-1879,126), et dans plusieurs notes posthumes, il écrit que les motifs initiaux n’interviennent plus quand on agit par habitude (NF-1880,1[40]). L’action devient alors mécanique : « Les actions résultant de l’habitude (intitulées “morales” sous certaines conditions) sont des mécanismes inconscients, aussi dépourvus de moralité que l’activité d’une pendule à carillon remontée » (NF-1880,1[117], ainsi que3[36] etNF-1881,11[131]). L’hérédité, faisant de la morale un instinct, la nie comme telle.
47. (c) C’est dans le même esprit que, dès 1880, Nietzsche réinterprète la finalité et la dimension morale de plusieurs phénomènes au profit d’un instinct aveugle, visant à la satisfaction d’un plaisir immédiat : c’est le cas de la faim, de l’instinct sexuel ou de l’amour parental, découplés des fonctions de conservation de l’individu et de l’espèce. Alors qu’il y a chez Espinas une gradation de ces phénomènes, qui représentent autant d’étapes vers des formes supérieures de sociabilité et sont à chaque fois l’indice d’une certaine intelligence de l’avenir, Nietzsche reconduit les plus complexes aux plus simples et sépare l’instinct aveugle de son résultat, qui n’est dès lors plus un but visé.
48. Toute la section II du livre d’Espinas traite des premières formes de sociétés, c’est-à-dire des organismes les plus simples, qui se forment dans le but de satisfaire la fonction de nutrition. Nietzsche distingue au contraire la faim (pulsion mécanique et aveugle) de la nutrition (fonction téléologique) : « “Je mange pour me rassasier” — mais que sais-je de ce qu’est le rassasiement ! » (NF-1881,11[16][39])
49. Quant à la proximité de la nutrition et de la reproduction, Nietzsche suit Espinas, qui ne cesse de souligner les transitions entre les différentes étapes qu’il étudie : « depuis la fissiparité jusqu’au bourgeonnement et à la parthénogénèse une gradation insensible unit les phénomènes de nutrition aux phénomènes de reproduction » (BN/Espinas-1879,262[40]). Mais cette proximité prend un sens différent chez Nietzsche, qui distingue la reproduction de l’instinct sexuel (NF-1880,6[141 et145]), dont elle est un accident, comme la nutrition de la faim. Plus qu’un instinct de conservation individuel ou spécifique, il s’agit à chaque fois d’une pulsion liée au plaisir ou au déplaisir, sans projection vers un but ultérieur. Par suite, alors qu’Espinas y voit une sociabilité croissante (la fonction de reproduction étant plus complexe que la nutrition, et requérant donc une organisation plus élaborée), Nietzsche conclut à l’opposé. L’instinct sexuel, découplé de la reproduction, est individuel, égoïste, antisocial : « L’instinct sexuel écarte les hommes des autres hommes, c’est un égoïsme furieux et non une source de sentiments sociaux — aucunement altruiste !! » (NF-1880,6[164], et déjà6[155]).
50. Finalement, Nietzsche fait subir le même sort à l’amour parental, le soin pour la progéniture étant pour Espinas, après Darwin et Spencer (mais aussi Rée), la preuve de la combinaison de l’instinct de conservation et de l’altruisme[41]. Un tel amour est en fait reconductible à l’égoïsme (NF-1880,6[146]) et à la faim (NF-1880,6[137]) : il n’y a donc pas à y chercher de forme de sociabilité, où la sympathie jouerait un rôle adaptatif. Espinas tente en effet de lire l’instinct maternel comme une représentation psychologique en attribuant à la mère une certaine intelligence de l’avenir : elle doit à la fois reconnaître son enfant comme son semblable, et en même temps savoir ce qui lui convient, même quand cela diffère de ses besoins à elle (le cas limite étant celui de l’œuf, si différent de l’animal né ou adulte). Sur une page cornée, un long passage est ainsi annoté par Nietzsche, qui tire un grand trait en marge et souligne en particulier les tâches de la mère : « 1° Prévoir l’avenir d’après un passé inconnu ; 2° Reconnaître sa propre forme dans un être qui a une forme tout à fait différente et même n’a aucune forme vivante » (BN/Espinas-1879,319). Nietzsche présente une solution alternative à cette forme primaire et déjà finalisée de sympathie pour le semblable, et par suite de sociabilité : il explique la défense des œufs, non par un instinct parental, mais parce qu’ils constitueraient pour les parents de la nourriture (NF-1880,1[54] et3[85]) : ce dernier point est donc encore rapporté au premier, la faim[42].
51. Outre ces cas particuliers, Nietzsche dialogue encore avec Espinas dans le cadre du débat sur la primauté de l’organe ou de la fonction, notamment avec l’exemple de l’œil et de la vue (NF-1883,7[172],NF-1884,26[174] etNF-1885,34[217]). L’un et l’autre défendent une position intermédiaire. Pour Espinas, il y a une sorte de complémentarité, qui lui permet de combiner mécanisme et finalisme : « si l’organe ébauche la fonction, la fonction peu à peu achève l’organe et le modèle par l’habitude qu’elle lui impose » (BN/Espinas-1879,388). Quant à Nietzsche, s’il admet bien parfois que l’on puisse consciemment agir sur le processus évolutif et sélectif, il s’oppose à l’idée d’un finalisme naturel supposant que l’œil a toujours été là pour voir ; en cela, il suit notamment Karl Semper, pour qui les fonctions, loin d’être toujours déjà localisées dans des organes précis, s’en emparent [sich bemächtigen[43]].
3.1.2. Critique de la subordination de l’individu au troupeau.
52. Tandis qu’Espinas voit dans l’hérédité des comportements éthiques le fondement d’une morale naturaliste, Nietzsche y voit une oppression de l’individu, qu’il critique. Tout comme le “nous” présuppose le “je”, l’altruisme est pour Espinas un égoïsme élargi : « avec quoi l’amour d’autrui peut-il être obtenu, si ce n’est avec l’amour de soi ? Ex nihilo nihil » (BN/Espinas-1879,405). Au contraire, Nietzsche, qui trace un trait en marge à côté de ce passage, voit dans l’altruisme un faux concept, conséquence d’une confusion initiale entre l’individu et le troupeau. Il craint alors que l’unité du corps social aille à l’encontre de la singularité des individus qui le composent, comme l’atteste ce passage qu’il annote :
53. Ne voit-on pas que cet entraînement irréfléchi serait impossible si le moi de chacun n’embrassait véritablement celui de tous les autres, si le sentiment que chacun a de lui-même n’était dominé par le sentiment qu’il a de la communauté ? (BN/Espinas-1879,512-513[44])
54. Le point d’interrogation que Nietzsche trace en marge (ainsi qu’un trait) montre ici sa prise de distance : loin de fonder l’altruisme sur le dépassement de l’égoïsme, il souligne bien plutôt les dangers qui s’ensuivent pour l’individu. Il trace encore trois traits en marge du passage suivant :
55. On sera surpris du petit volume [wie gering der Umfang] qu’y [sc. dans la conscience individuelle] occupent les images, les fins et les actes afférents à l’individu seul [die auf das Individuum selbst bezüglichen Bilder und Zwecke]. Une conscience aussi peu développée que celle de l’animal est sans cesse hors d’elle-même [ausserhalb seiner] […]. Les penchants sociaux [die socialen Triebe] doivent donc l’emporter de beaucoup [bei weitem überwiegen], dans la plupart des cas, sur les penchants individuels [über die individuellen], les inclinations généreuses sur les inclinations intéressées (BN/Espinas-1879,526).
56. Puis il le paraphrase :
57. Combien est restreinte la marge [wie gering ist der Umfang] accordée en son sein [sc. de l’individu] aux finalités comme aux représentations qui concernent l’individu lui-même [die auf das Einzelwesen selbst bezüglichen Zwecke und Bilder] ! Les mobiles sociaux dominent largement les impulsions individuelles [Die socialen Triebe überwiegen bei weitem die individuellen] (NF-1883,8[9]).
58. Il est cependant peu probable qu’il veuille tout simplement dire, lui aussi, que l’altruisme est un égoïsme élargi. D’une part, comme l’a montré Werner Stegmaier[45], la conséquence n’est pas la même pour les deux auteurs. Nietzsche accentue les conséquences néfastes pour l’individu : « Les animaux accomplissent, à leur propre péril, des actions utiles au groupe qu’ils forment » (NF-1883,8[9] pour les deux citations), tandis qu’Espinas voit là « la morale des animaux » (BN/Espinas-1879,526). D’autre part, un tel élargissement n’est pas seulement dangereux mais encore hautement douteux aux yeux de Nietzsche : « Reconnaître l’égoïsme en tant qu’erreur ! Surtout ne pas prendre l’altruisme pour l’opposé ! Ce qui serait de l’amour pour les autres prétendus individus ! » (NF-1881,11[7])
59. Nietzsche cherche alors à défendre l’égoïsme, qui d’abord n’existe pas et ne saurait par conséquent servir de fondement à l’altruisme, mais doit au contraire s’affirmer contre le troupeau. Au lieu d’altruisme, Nietzsche parle d’un « égoïsme du troupeau » (NF-1884,25[495]), mettant ainsi en évidence la confusion de la délimitation entre le groupe et l’individu. A la place d’un « sentiment du nous » (BN/Espinas-1879,523), expression indiquant l’unité d’un tel être collectif et que Nietzsche marque d’un trait en marge, il préfère mentionner « un sentiment confus de l’instinct grégaire » (NF-1881,11[279][46]).
60. La conséquence de cette relation entre individu et groupe, qu’Espinas relève sans toutefois la critiquer, c’est la subordination et jusqu’au sacrifice de certains individus :
61. Le penchant qui unit les membres d’une telle peuplade est la sympathie telle que nous l’avons définie, diversifiée en deux penchants plus spéciaux, d’une part le penchant de subordination du faible au fort, d’autre part le penchant à la domination du fort sur le faible (BN/Espinas-1879,488, avec deux traits en marge).
62. S’appuyant sur ces éléments, Espinas donne l’explication suivante du phénomène de la domestication, à côté de laquelle Nietzsche trace un trait en marge :
63. C’est même sur cette propension des uns à la domination, des autres à la subordination que repose l’usage que l’on fait à la Guyane de l’agami pour diriger les oiseaux domestiques, en Afrique, de la grue cendrée pour conduire un troupeau de moutons, dans tout le monde, du chien pour gouverner le bétail grand et petit (BN/Espinas-1879,163).
64. C’est parce que la sympathie est scindée en domination et subordination que certains animaux peuvent être domestiqués. L’homme n’a qu’à s’appuyer « sur une tendance héréditaire très puissante […], l’instinct de subordination volontaire aux plus intelligents et aux plus forts » (BN/Espinas-1879,166, avec deux traits en marge), pour pouvoir domestiquer certaines espèces. L’important est ici l’association de la domestication et de la sociabilité, que vient confirmer le concept de fonction ou de fonctionnalisation[47]. Pour Nietzsche également, chaque individu socialisé est aussi un membre au sein de son groupe et accomplit certaines fonctions. La morale semble alors n’être autre chose que la subordination de l’individu au troupeau : « Par la morale l’individu se voit amené à être fonction du troupeau et à ne s’attribuer de valeur qu’à titre de fonction. […] La moralité n’est que l’instinct grégaire individuel » (FW-116). C’est en ce sens que l’altruisme est reconduit au plaisir inclinant à ne vouloir être que fonction (FW-119[48]), et n’a plus rien d’une vertu.
65. Pour Espinas comme pour Nietzsche, cette fonctionnalisation est présente dans les organismes biologiques aussi bien que dans les sociétés. Le premier écrit, à propos des vers mais valant implicitement pour les sociétés humaines : « ce n’est pas une déchéance, c’est un progrès pour un individu de devenir organe par rapport à un tout vivant plus étendu » (BN/Espinas-1879,246). Il n’y a pas de différence fondamentale entre un organe et un individu, dans la mesure où ils sont également membres d’un tout supérieur : leur genèse et leur structure sont si semblables qu’il est « très difficile de distinguer […] les individus secondaires des organes » (BN/Espinas-1879,225, cette fois à propos des polypes). Nietzsche, plus directement encore, écrit que « la nouvelle éducation devra empêcher que les hommes ne cèdent à une propension exclusive et deviennent des organes, eu égard à la tendance naturelle de la division du travail » (NF-1881,11[145]), adoptant explicitement l’analogie organe/individu et individu/collectivité.
66. Mais alors qu’Espinas défend le processus d’intégration, Nietzsche veut au contraire le freiner. Dans le paragraphe 21 duGai savoir, il ne mentionne plus la nouvelle éducation mais critique plutôt celle qui existe. En effet, cette dernière encourage selon lui ce qu’il nomme « la déraison de la vertu […], grâce à laquelle l’individu se laisse réduire au rôle de fonction dans la totalité » (FW-21[49]). Le résultat de la sociabilité et de la morale est alors pour Nietzsche le grain de sable, expression qu’il emprunte à Espinas tout en en inversant la signification. En effet, « l’individualité du grain de sable » (BN/Espinas-1879,221) désignait chez celui-ci l’homogénéité d’êtres individuels, dont les fonctions ne sont pas différenciées ; Nietzsche, lui, l’applique à la société humaine moderne, dont les relations sont pacifiées du fait de la suppression des différences : « Un sable fin, doux, rond, infini ! Est-ce là votre idéal, ô héros des affections sympathiques ? » (M-174 ; voir aussi NF-1880,1[123],3[98],6[163], 8[16,47 et 103], ainsi que FW-283).
3.1.3. Renversement de l’ordre : du troupeau à l’individu.
67. Nietzsche renverse l’ordre de dérivation d’Espinas dans le but d’éviter la dissimulation de l’individu dans la troupeau et la morale du sacrifice : « l’Etat à l’origine n’opprime pas les individus : ceux-ci n’existent même pas ! » (NF-1881,11[182], voir aussi NF-1882,3[1], numéro 255 : « A l’origine, troupeau et instinct grégaire ; le soi est perçu par le troupeau comme une exception ») Pour Espinas, la cohésion au sein du groupe s’acquiert par différentiation d’avec d’autres groupes ou individus :
68. Les affections sympathiques les mieux définies ont pour conséquence la haine des êtres où l’image, bien que voisine, n’est pas reconnue comme semblable et leur exclusion du moi collectif. Et on peut affirmer comme une loi générale que la netteté avec laquelle se pose une conscience sociale est en raison directe de la vigueur de ses haines pour l’étranger (BN/Espinas-1879,524-525[50])
69. Nietzsche trace plusieurs traits en marge de ce passage et reprend la même idée :
70. Plus est définie l’unité organique, par ex. une communauté de foyers prenant conscience d’elle-même, d’autant plus forte sera sa haine de l’étranger. La sympathie pour ceux qui appartiennent à la communauté et la haine pour l’étranger croissent parallèlement.
71. Il va cependant plus loin. Tandis que la différenciation d’avec l’étranger assure pour Espinas la cohésion au sein du groupe, Nietzsche l’étend à l’intérieur même de celui-ci. A mesure qu’un groupe s’affirme contre l’extérieur se développent en son sein des « forces antagonistes », de sorte qu’ « une fois atteint l’état de paix extérieure totale, la société se dissout en individus » (NF-1883,8[9] pour les trois citations précédentes ; voir aussi NF-1881,11[185 et287] : « à partir de ce moment [sc. l’apparition des individus], l’ancienne société meurt », 12[213] etNF-1882,6[1,2 et4]). Cet antagonisme croissant se retrouve dans Ainsi parlait Zarathoustra, à l’extérieur de la communauté : « Aucun peuple ne pourrait vivre qui d’abord n’évaluât ; mais se veut-il conserver, lors ne doit évaluer comme évalue le voisin » ; « Que ton âme jalouse n’aime personne, sinon l’ami ! » ; aussi bien qu’à l’intérieur de celle-ci : « Créateurs furent les peuples d’abord, et les individus ensuite » ; « Avant le plaisir que donne le je fus le plaisir que donne le troupeau » (Za-I-Ziel pour toutes ces citations).
72. Dans le même paragraphe, Nietzsche fait dériver la mauvaise conscience de cet antagonisme : « tant que la bonne conscience a nom troupeau, seule la mauvaise conscience dit : je ». Quelques mois après l’achat du livre d’Espinas, Nietzsche invite Lou von Salomé et Paul Rée à réfléchir au sentiment de responsabilité à partir du « sentiment du moi de chaque membre du troupeau, ainsi que son remords en tant que remords du troupeau », avant de parler de sa propre « théorie de l’instinct grégaire » (lettre de Nietzsche à Lou von Salomé, 8 septembre 1882, BVN-1882,298). Dans le Gai savoir, il écrit que ce qui nuit au troupeau cause la mauvaise conscience de l’individu (FW-117, voir aussi FW-50[51]), puis synthétise peu après ces divers éléments :
73. Je veux donner bonne conscience à l’égoïsme.
74. Je prétends qu’à l’origine, c’est l’instinct grégaire qui est le plus fort et le plus puissant : que c’est l’action individuelle (celle qui ne correspond pas à l’origine) qui fut perçue comme mauvaise (NF-1883,16[15]).
75. Dès 1881, l’alternative est alors la suivante : soit l’individu demeure pris dans le troupeau, ce qui conduit aux positions d’Espinas, telles que Nietzsche les comprend ; soit il s’en émancipe, et synthétise au contraire les éléments du troupeau en lui, ce que Nietzsche prône : « Le moi seulement au sein du troupeau. Au contraire : dans le surhomme, le tu de plusieurs moi issus de maints millénaires ne forme plus qu’une unité (donc les individus sont alors fondus en une unité) ! » (NF-1882,4[188] ; voir également 5[1], numéro 273 : « Jadis, le moi était dissimulé au sein du troupeau : et maintenant, c’est au sein du moi que se cache le troupeau », cette fois sans référence au surhomme, et Za-I-Schaffenden). L’émancipation de l’individu est par conséquent à la fois une autodiscipline et l’effort pour se défaire de l’influence écrasante que la société exerce aussi bien à l’intérieur qu’hors de lui. L’ « individualité dernière », qui « a besoin de toutes les précédentes en tant que fonctions » (NF-1881,13[5]) n’est dès lors plus une fonction, mais il fonctionnalise au contraire tout ce qui lui est inférieur (voir également NF-1881,11[134] : « Qui a le plus de force pour abaisser autrui à l’état de fonction, domine »). L’individu devient ainsi lui-même une sorte de société organique, un groupe composé de membres, tandis qu’il est destiné chez Espinas à devenir toujours plus membre :
76. La cellule est d’abord membre plutôt qu’individu ; au cours de l’évolution l’individu se complique de plus en plus et devient de plus en plus lui-même groupe de membres, société. Le libre être humain forme à lui seul un Etat, une société d’individus. — l’évolution des animaux grégaires et des plantes vivant en colonies en est une toute différente de celle des vivants isolés (NF-1881,11[130][52]).
77. Par conséquent, l’individu émancipé, loin d’être séparé du troupeau, n’en est peut-être que la pointe : « L’ego vaut cent fois plus qu’une simple unité dans la chaîne des membres ; il est la chaîne même au sens absolu » (NF-1887,10[136]). Une telle identification permet d’unifier la maîtrise de soi et la domination des autres, dans la mesure où les pulsions sociales ont été intériorisées au fil du temps :
78. Nos pulsions et nos passions se sont vues l’objet d’un dressage tout au long d’énormes intervalles de temps dans des associations tribales et sexuelles (et antérieurement sans doute dans des hordes de singes) : de la sorte en tant que pulsions et passions sociales elles sont encore maintenant plus fortes qu’en tant qu’individuelles. (NF-1881,11[130])
79. Comment inverser une telle relation ? Est-il nécessaire de contrôler d’abord la société en soi, pour pouvoir prétendre devenir maître ? Mais si le troupeau, fût-il dominé, demeure inscrit dans l’individu, peut-être l’inversion de leurs rapports ne suffit-elle pas à annuler leur interdépendance. Cette ambivalence fait l’objet de la suite de ce commentaire.
3.2. La morale des maîtres et la morale du troupeau.
80. Dès lors que l’individu ne peut se couper radicalement et définitivement du troupeau dont il provient, les réflexions de Nietzsche conduisent au cours des années 1880 à une nouvelle conceptualisation de leurs relations. L’individu s’émancipant prend alors la forme de l’individu fort, du maître, lequel doit conserver des rapports avec le troupeau s’il veut pouvoir régner sur lui. Le conflit entre les maîtres et le troupeau est la conséquence de la tension et de la réciprocité entre les instincts de domination et de subordination, qui se retrouvent chez Nietzsche jusque dans l’articulation du commandement et de l’obéissance. Bien que cette répartition fondamentale semble claire, Nietzsche n’oublie pas la continuité qui traverse tous les phénomènes étudiés par Espinas, lorsqu’il fait émerger le maître à partir du troupeau. Deux conséquences de cette proximité entre les maîtres et le troupeau vont à présent être présentées. L’individu le plus fort n’est peut-être jamais véritablement distingué du troupeau, si son statut de maître dépend précisément de l’influence qu’il exerce. L’interdépendance entre le maître et le troupeau, quoique la relation soit hiérarchique et inégale, est en ce sens inévitable (5.2.1.). Partant, de même que la domination ne saurait être absolue, le troupeau n’est jamais complètement obéissant non plus (5.2.2.).
3.2.1. Interdépendance des maîtres et du troupeau.
81. Il y a chez Nietzsche une tension entre l’isolement et la domination, ainsi lorsqu’il distingue les maîtres des surhommes : « Ce n’est absolument pas le but que de concevoir [les surhommes] comme les maîtres des [derniers hommes] : mais : deux espèces doivent exister, l’une en même temps que l’autre – le plus possible séparées » (NF-1883,7[21][53]). Laissant de côté ici la question du surhomme[54], nous nous concentrerons sur certains types de maîtres.
82. Au paragraphe 354 du Gai savoir, Nietzsche reprend quelques aspects de la conscience collective chez Espinas, comme la communicabilité entre plusieurs consciences (il parle également de « faculté de communication » et de « langage[55] »). Il s’ensuit « que la conscience n’appartient pas au fond à l’existence individuelle de l’homme, bien plutôt à tout ce qui fait de lui une nature communautaire et grégaire » (FW-354[56]). La communication est un instrument qui relie les membres du troupeau entre eux, y compris le maître lui-même, comme le montre cette note posthume antérieure :
83. La nécessité de se faire comprendre, lors d’un grand danger, que ce soit pour se porter assistance ou pour s’asservir les uns les autres, n’a pu rapprocher que ce type d’hommes primitifs qui étaient capables d’exprimer les mêmes expériences avec des signes identiques ; étaient-ils trop différents […] : le rapprochement, et donc finalement le troupeau ne réussissait pas alors à se former. (NF-1884,30[10][57])
84. Il est clair, ici, que la domination aussi bien que l’entraide est une suite possible du rapprochement en troupeau rendu possible par la communication. Dans FW 354, celle-ci intervient non seulement « dans les rapports d’homme à homme » en général, mais « particulièrement entre celui qui commande et celui qui obéit », ainsi que Nietzsche le précise entre parenthèses (FW-354). La dépendance vis-à-vis du troupeau concerne donc tous ses membres — qu’ils commandent ou obéissent.
85. Nietzsche prend alors en considération différents types de maîtres ou d’individus forts, par exemple le maître [Herr], mais aussi le berger [Hirte] ou encore le guide [Führer].
86. Le berger est considéré, dans une unique note posthume, comme le premier pas en vue de l’émancipation individuelle : « Les hommes grégaires et les hommes autonomes : ceux-ci d’abord en tant que bergers » (NF-1881,11[191][58]). Nietzsche souligne l’aptitude du berger à guider le troupeau et en déplore l’absence : « Pas de pasteur, un seul troupeau ! » (Za-Vorrede-5[59]) Il demeure toutefois étroitement lié à son troupeau, dont il n’est qu’un instrument (NF-1882,4[4]), ce pourquoi Zarathoustra doit se garder de devenir un berger (Za-Vorrede-9).
87. Nietzsche est au sujet de cette proximité en accord avec Espinas, qui écrivait à propos de la domestication des singes par l’homme : « S’il a réussi à gouverner [beherrschen] leur société, déjà existante à côté de la sienne, c’est à la condition d’y entrer lui-même comme membre prépondérant [als hervorragendes Mitglied] » (BN/Espinas-1879,167 ; voir aussi la page précédente, où Espinas note qu’ « on ne sait pas jusqu’à quel point l’intimité peut aller entre le gardien d’un troupeau et ses bêtes », ces deux passages étant marqués d’un trait de Nietzsche en marge). Nietzsche affirme enfin que le berger n’est rien d’autre que le « suprême besoin » du troupeau (NF-1887,9[152] etNF-1888,18[7]), et lui appartient nécessairement. Le berger est donc en dernière instance presque toujours négativement connoté chez Nietzsche, ce qui trouve un prolongement dans la critique de la figure du prêtre dans la Généalogie : « partout où il y a troupeau, c’est l’instinct de faiblesse qui a voulu le troupeau et la sagesse du prêtre qui l’a organisé » (GM-III-18 ; voir aussi GD-Irrthuemer-7 : « les prêtres qui étaient à la tête des anciennes communautés »).
88. Le rôle de meneur exercé par le maître présuppose également une délicate proximité. Nietzsche éclaire ainsi la différence entre berger et maître : « le premier, moyen de maintenir le troupeau en vie, le second, but de l’existence du troupeau » (NF-1886,6[26]). Mais la relation de moyen à fin, quoiqu’inverse, demeure une relation : « les mêmes conditions qui favorisent le développement de l’animal grégaire, favorisent celui de l’animal dominateur » (NF-1885,35[10], je souligne). Ce qui est ici exprimé de manière optimiste est aussi bien le signe d’une continuité qui empêche la séparation du maître (ou dans cette dernière citation : du guide) et du troupeau. Nietzsche annote régulièrement les passages d’Espinas qui traitent du guide (BN/Espinas-1879,163,166,427,430,490 et540). Mais le guide reste pour Espinas un membre du troupeau, tandis que Nietzsche accentue l’écart à plusieurs reprises : « On ne devient pas un guide, si l’on n’a pas d’abord été une bonne fois expulsé du troupeau » (NF-1884,26[155] ; voir aussi 26[141 et243],NF-1885,39[13] etNF-1887,7[6]).
89. Du berger au maître et au guide, puis jusqu’au surhomme, qui doit être aussi isolé et séparé que possible, mais comme tel n’existe pas encore, l’émancipation des individus forts vis-à-vis du troupeau est aux yeux de Nietzsche un chemin semé d’embûches.
90. De même que la domination et la subordination sont complémentaires selon Espinas, le maître n’est chez Nietzsche que le membre prépondérant ou le plus qualifié du troupeau.
91. Nietzsche reprend d’Espinas différents aspects de la pulsion de domination. Pour ce dernier, un individu domine dès lors qu’une partie du tout acquiert une fonction directrice, ce qui intervient avant tout dans la famille[60]. Les fonctions organiques et psychiques (nutrition, reproduction, instinct parental) sont unifiées par Espinas et reconduites à la domination et à la subordination, de même qu’à la volonté de puissance chez Nietzsche : « La volonté de puissance dans les fonctions de l’organique. […] Le prétendu altruisme et la volonté de puissance. L’amour maternel par exemple et l’amour sexuel » (NF-1884,26[273] ; voir aussi 26[274],NF-1885,35[15], et36[31][61]). Espinas écrit ainsi que le « penchant sexuel » s’accompagne de « sentiments orgueilleux », « d’instincts dominateurs [Herrschinstincte] et d’une sorte d’avidité de possession [Habgier] » (BN/Espinas-1879,405, avec des traits en marge). Idem pour l’instinct parental : « De même que l’amour sexuel implique l’idée de propriété réciproque, de même l’amour maternel suppose celle de propriété subordonnée ». Espinas précise à propos de la sympathie qu’éprouve la mère pour sa progéniture qu’on « ne peut en exclure une idée de propriété […]. Elle sent et comprend jusqu’à un certain point que ces jeunes qui sont elle-même sont en même temps à elle » (BN/Espinas-1879,424 pour les deux citations, avec des traits en marge). Le mâle, quant à lui, n’est pas tant « un père qu’un maître [weniger Vater als Herr] ». Les mâles ne recherchent même pas leur intérêt, « mais ils aspirent à la domination [streben nach der Herrschaft] en vue de la domination elle-même » (BN/Espinas-1879,404 pour les deux citations, avec un trait de Nietzsche en marge à chaque fois). Il s’ensuit pour Nietzsche que « le droit du maître » doit être compris « comme origine de la famille » (NF-1887,8[7]) :
92. On peut le fonder [sc. le mariage] sur l’instinct sexuel, sur l’instinct de propriété (la femme et l’enfant conçus comme possessions), sur l’instinct de domination, qui ne cesse d’organiser la famille, la plus petite unité de domination, et qui a besoin d’enfants et d’héritiers afin de maintenir, physiologiquement aussi, la somme acquise de puissance, d’influence, de richesse […] (GD-Streifzuege-39[62]).
93. Selon Espinas, le mâle dominant commande la famille entière, jusqu’à la transformer en troupeau, qu’il se subordonne, ainsi dans cette citation de Brehm rapportée par Espinas, que la traduction allemande transforme sensiblement, sans en modifier le sens général :
94. Le mâle le plus fort de la bande en devient le conducteur, le guide, mais ce n’est pas le suffrage des autres individus qui lui confère cet honneur. L’empire est au plus fort ; le plus sage est celui qui a les plus longues dents (BN/Espinas-1879,430).
95. Un membre devient ainsi en quelque sorte la « tête » qui dirige le tout, duquel il provient, ce qui pose à nouveau la question de leur relation. La critique de Thomas Henry Huxley au nihilisme administratif de Spencer est connue (GM-II-12[63]). Huxley, comme Spencer, admet une relative indépendance des parties de l’organisme et de la société et restreint le rôle respectif du cerveau et de l’Etat. Mais il souligne aussi la dépendance réciproque de toutes les parties, ainsi qu’à l’égard de la fonction dominante et centralisée, ce dont Fouillée et Espinas s’efforcent à leur tour et chacun à sa manière de rendre compte. Espinas, juste avant de citer la polémique sur le nihilisme administratif, met alors en avant la relation qui unit les parties dirigeantes et subordonnées :
96. les organes régulateurs [de la société] puisent, comme le système nerveux le fait au sein des liquides de l’organisme, leur vie même et leur mouvement au sein des organes soumis à leur action, et s’ils réagissent sur eux, ce n’est qu’avec les forces qu’ils en reçoivent (BN/Espinas-1879,123[64]).
97. Lorsque Fouillée cite cette phrase d’Espinas, Nietzsche trace trois traits en marge du passage et écrit, semble-t-il, que cela n’a aucun sens : « Aber das ist Unsinn[65] ». La citation présuppose en effet que l’activité des organes dirigeants est réactive, ce qui n’est pas plus convaincant, aux yeux de Nietzsche, que l’inactivité des organes théorisée par Spencer ou que la stabilisation définitive des instances dirigeantes et subordonnées, soutenue par Huxley et Fouillée, lesquelles instances ne font alors plus preuve d’aucun mouvement dynamique[66]. Nietzsche oscille alors entre deux positions qui sont difficilement conciliables : il veut une instance dirigeante qui ne soit pas séparée du tout et soit en retour affectée par celui-ci, d’une part, mais qui ne devienne pas pour autant réactive. Peut-il alors lui-même éviter ce non-sens qu’il critique ?
3.2.2. Relativisation du commandement des maîtres et de l’obéissance du troupeau.
98. On ne commande qu’à celui qui obéit, et chacun y trouve son avantage. Espinas parle ainsi de conducteurs, de chefs et de meneurs, qui ne dominent qu’en contrepartie de leur service exigeant et dangereux : « ses fonctions sont pénibles ; il est continuellement en exercice ; par contre, ses subordonnés lui obéissent sans réserve » (BN/Espinas-1879,430, avec un trait en marge ; voir aussi BN/Espinas-1879,428 : « Le chef paît à quelques pas de la troupe [Rudel] et surveille les alentours[67] », avec un trait en marge, et encore BN/Espinas-1879,429 et490). Nietzsche se souvient de cette répartition des tâches : « L’obéissance dans le troupeau — courage, initiative, coup d’œil, chez ses guides » (NF-1884,25[429][68]). Tandis qu’Espinas explique cette relation hiérarchique à l’aide de la sympathie, Nietzsche y voit plutôt le souci de maintenir son statut : « on pense par habitude moins à sa propre existence qu’à celle d’autrui (p. ex. le prince à celle de son peuple, la mère à celle de son enfant) parce que autrement le prince ne pourrait plus exister en tant que prince, ni la mère en tant que mère » (NF-1881,11[199]).
99. Les maîtres ont donc besoin de subordonnés comme les subordonnés de maîtres. Même ceux qui commandent ont des devoirs ; Espinas note ainsi que le père reste au sein de la famille « pour se faire chef de bande, c’est-à-dire pour régner en maître sur une famille [um sich zum Herrn der Familie zu machen] qu’il est prêt, en revanche, à protéger au prix de sa vie » (BN/Espinas-1879,404, avec un trait en marge), de sorte que le sacrifice de l’individu concerne également les maîtres. Il écrit également : « l’obéissance chez le faible, la sollicitude chez le fort ; le sacrifice, enfin, chez tous » (BN/Espinas-1879,541), ce que Nietzsche marque de deux traits en marge et paraphrase : « l’obéissance chez les faibles, la préoccupation chez les forts, le sacrifice chez tous » (NF-1883,8[9]).
100. Selon le mot de Frédéric le Grand, le chef n’est donc que le « premier serviteur » de la société (Za-III-Tugend-2 etJGB-199), sa plus haute fonction, mais rien qu’une fonction malgré tout.
101. Dès lors que les avantages du membre supérieur d’un corps dépendent toujours du bon vouloir des subordonnés, ceux-ci peuvent également se tourner contre les maîtres : « le peuple a eu le dessus — ou “les esclaves” ou “la plèbe” ou “le troupeau” […]. C’en est fini des “maîtres” » (GM-I-9). L’exemple du parasitisme, que Nietzsche emprunte notamment à Espinas, ne met pas seulement en question la différence entre les individus et le troupeau, mais la lutte par laquelle les faibles freinent activement l’émancipation des forts[69]. Nietzsche annote différentes pages de l’ouvrage d’Espinas qui traitent du parasitisme (BN/Espinas-1879,151-159).
102. La continuité organique entre le parasite et l’hôte n’est pas seulement nuisible à l’hôte, à qui elle cause « les plus graves désordres [die schwersten Störungen] » (BN/Espinas-1879,152, avec un trait en marge), mais le parasitisme « nuit au parasite lui-même [auch dem Parasiten selbst] ». Le parasitisme provoque ainsi « une diminution corrélative de puissance vitale [Lebenskraft] chez l’animal qui le subit et de complexité [Vollkommenheit] organique chez l’animal qui le pratique » (BN/Espinas-1879,154 pour les deux dernières citations, avec traits en marge). Nietzsche appliquera cette analyse à la décadence : « le malade est un parasite de la société » (GD-Streifzuege-36[70]). Organes, membres d’une société et parasites ont ainsi en commun d’être les fonctions d’un tout auquel ils peuvent nuire tout comme ils peuvent eux-mêmes dégénérer, s’ils en deviennent trop dépendant. Nietzsche, qui récuse la possibilité d’un développement parallèle des parties et du tout (p.ex. des individus et de la société), craint au contraire leur commune dégénérescence. Du darwinisme social à l’eugénisme, il n’y a qu’un pas :
103. Il n’y a pas que des devoirs de douceur dans la vie sociale et, même au sein de l’humanité, la suppression violente d’un groupe d’individus peut devenir un acte vertueux dans des circonstances données (BN/Espinas-1879,537[71]).
104. Nietzsche trace deux traits en marge de ce passage, mais va encore plus loin dans Ecce homo : « quand, à l’intérieur de l’organisme, l’organe le moins important cesse » d’assurer sa survie et « son “égoïsme”, c’est tout l’ensemble qui dégénère » (EH-M-2). Il en tire la conclusion que « les faibles et les ratés » doivent périr (AC-2).
3.3. Conclusion.
105. La lecture d’Espinas en 1882 influence Nietzsche, avant tout en ce qui concerne le troupeau et ses relations avec l’individu. Nietzsche approfondit son enquête sur la morale en renversant l’ordre de dérivation génétique défendu par Espinas. Les individus ne font pas société par un processus d’imbrication dans lequel le progrès, l’accord et l’harmonie primeraient. Ils s’émancipent au contraire d’un troupeau d’abord indifférencié, avec lequel il leur faut composer sans jamais parvenir à s’en distinguer complètement.
106. Nietzsche ne modifie pas cet ordre, bien que le point de vue adopté dans la première dissertation de la Généalogie semble accorder le primat aux individus nobles, contre lesquels la révolte des esclaves se tourne ensuite. La méthode généalogique ne découvre aucune origine unique et n’implique aucun progrès linéaire et univoque, mais des stratifications et des développements divers et parfois contraires. Ce devenir-grégaire est donc une phase plus que le dernier mot, et il ne contredit pas la dérivation d’individus à partir du troupeau :
107. dans l’ensemble la race soumise a fini par y [sc. : en Europe] reprendre le dessus […] : qui nous garantit que la démocratie moderne, l’anarchisme encore plus moderne et surtout ce penchant à instaurer la “Commune”, la forme sociale la plus primitive […], ne soit pas un monstrueux atavisme […] ? (GM-I-5[72])
108. La thèse d’Espinas est donc moins erronée que dangereuse : la morale du troupeau d’Espinas (entre autres) et la morale des maîtres de Nietzsche représentent deux directions possibles, qui se déploient simultanément et l’une contre l’autre. C’est la raison pour laquelle Nietzsche, à partir de 1884 et toujours plus par la suite, notamment sous l’influence de la lecture de Fouillée, exacerbe l’opposition entre les deux orientations et souligne les conséquences néfastes de la dépendance réciproque des individus et du troupeau. Espinas et Nietzsche s’efforcent tous deux, chacun à sa manière, d’articuler l’individualité et la multiplicité, dans la vie organique comme sociale. Mais tandis que le mouvement centripète du premier culmine dans la conscience collective, le second décrit différents types de formations de domination au sein d’un mouvement centrifuge qui met plus fortement l’accent sur la multiplicité, les différences et la hiérarchie. La lecture d’Espinas par Nietzsche, quoique critique, lui permet d’éviter aussi bien le rejet trop simple du troupeau que la glorification naïve de l’individu supérieur, et d’appréhender au contraire les relations problématiques qui les lient.
4. Bibliographie
4.1. Traduction des œuvres de Nietzsche.
109. Friedrich Nietzsche : Œuvres philosophiques complètes, d’après l’édition établie par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, Paris : Gallimard 1968-1997.
110. Friedrich Nietzsche : Correspondance, tome IV, traduit par Jean Lacoste d’après l’édition établie par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, Paris : Gallimard 2015.
4.2. Ouvrages de la bibliothèque de Nietzsche.
111. Alfred Espinas : Die thierischen Gesellschaften. Eine vergleichend-psychologische Untersuchung von Alfred Espinas, Docteur ès Lettres. Nach der vielfach erweiterten zweiten Auflage unter Mitwirkung des Verfassers. Deutsch herausgegeben von W. Schloesser. Autorisirte Ausgabe. Braunschweig : F. Vieweg 1879.
112. Alfred Fouillée : La Science sociale contemporaine. Paris : Hachette 1880.
113. Eduard von Hartmann : Philosophie des Unbewussten. Versuch einer Weltanschauung>. Berlin : Carl Duncker’s Verlag 1869.
114. Eduard von Hartmann : Das Unbewusste vom Standpunkt der Physiologie und Descendenztheorie. Eine kritische Beleuchtung des Naturphilosophischen Theils der Philosophie des Unbewussten aus naturwissenschaftlichen Gesichtspunkten. Berlin : Carl Duncker’s Verlag 1872.
115. Eduard von Hartmann : Phänomenologie des sittlichen Bewusstseins. Prolegomena zu jeder künftigen Ethik. Berlin : Carl Duncker’s Verlag 1879.
116. Georg Heinrich Schneider : Der thierische Wille. Systematische Darstellung und Erklärung der thierischen Triebe und deren Entstehung Entwickelung und Verbreitung im Thierreiche als Grundlage zu einer vergleichenden Willenslehre. Leipzig : Ambr. Abel 1880.
4.3. Autres sources (possibles) de Nietzsche : revues.
117. John Collier : « Critical Notice - Alfred Espinas, Des Sociétés animales » in : Mind 3/9, 1878, 105‑112[73].
- Note qu’aucun animal n’est isolé, que la sociabilité est un fait premier, et souligne la continuité de tous les phénomènes naturels jusqu’à l’inorganique.
118. Alfred Espinas : « La philosophie en Ecosse au XVIIIe siècle et les origines de la philosophie anglaise contemporaine (II et III) » in : Revue philosophique de la France et de l’Etranger 6/7-12, 1881, 18‑31 et 119‑150.
- Rapproche ses idées de celles d’Adam Smith (art. II, la sympathie), et reproche à Hume de n’avoir pas abordé la conscience collective (art. III).
119. Alfred Espinas : « Les Etudes sociologiques en France : Les Colonies animales (I) » in : Revue philosophique de la France et de l’Etranger 7/1-6, 1882, 565‑607.
- Discute avec Edmond Perrier et expose sa propre compréhension de l’organe : il ne se distingue de l’individu que de façon graduelle, de sorte que chacun peut se transformer en l’autre. Différents types d’individualités s’agencent donc de manière dynamique, susceptibles de connaître des progrès ou des régressions.
120. Alfred Espinas : « Les Etudes sociologiques en France : Les Colonies animales (II et III) » in : Revue philosophique de la France et de l’Etranger 7/7-12, 1882, 337‑367 et 509‑528.
- Discute avec Alfred Fouillée sur la conscience collective. Le « Je » et le « Nous » se confondent ; la conscience collective présuppose la communicabilité entre différents centres psychiques.
121. Alfred Fouillée : « La morale contemporaine II. Le Positivisme français et la morale indépendante » in Revue des deux Mondes 40, 1880, 273‑306.
122. Théodule Ribot : « A. Espinas. — Des Sociétés animales. Etude de psychologie comparée » (Recension) in : Revue philosophique de la France et de l’Etranger 2/7-12, 1877, 327‑334.
- Présente la structure et les thèmes principaux de l’ouvrage : société (concours), sympathie (subordination, domination), conscience collective.
123. Théodule Ribot : « A. Espinas. — Des Sociétés animales. Etude de psychologie comparée, 2e édition » (Recension), in : Revue philosophique de la France et de l’Etranger 4/1-6, 1879, 88-90.
- Décrit le contenu de l’introduction des Sociétés animales et nomme les trois principes fondamentaux qu’Espinas emprunte à la biologie cellulaire.
124. Albert Schäffle : « Alfred Espinas, Die thierischen Gesellschaften. Eine vergleichende psychologische Untersuchung » (Recension) in : Zeitschrift für die Gesamte Staatswissenschaft 36, 1880, 383‑385.
- Cite un (rare) passage dans lequel Espinas avance la possibilité de souligner les différences plutôt que la continuité entre les phénomènes, ce qui reflète la position de Schäffle.
125. Siegfried : Recension in : Philosophische Monatshefte 14, 1878, 173‑175.
126. Wilhelm Wundt : « Ueber den gegenwärtigen Zustand der Thierpsychologie » in : Vierteljahrsschrift für wissenschaftliche Philosophie 2, 1878, 137‑149[74].
- Met en avant les parallèles entre Espinas et Darwin au sujet de la psychologie animale, et entre Espinas et Schäffle (contre Spencer) à propos des analogies entre les sociétés humaines et animales. Wundt critique la circularité des définitions de l’individu et de la société chez Espinas, ainsi que la substantialisation métaphysique de l’âme collective [sic].
4.4. Ouvrages et articles sur la sociologie d’Espinas.
127. Jean-Marc Bernardini : Le Darwinisme social en France (1859-1918). Fascination et rejet d’une idéologie. Paris : CNRS Editions 1997. [en ligne] DOI : 10.4000/books.editionscnrs.1681. Visité le 07/11/2018.
128. John I. Brooks : The Eclectic Legacy: Academic Philosophy and the Human Sciences in Nineteenth-century France. Newark : University of Delaware Press 1998.
129. Georges Davy : « L’œuvre d’Espinas » in : Revue philosophique de la France et de l’Etranger 96/7-12, 1923, 214-270.
130. Emmanuel D’Hombres : « “Un organisme est une société, et réciproquement ?” La délimitation des champs d’extension des sciences de la vie et des sciences sociales chez Alfred Espinas (1877) » in : Revue d’histoire des sciences 62/2, 2009, 395‑422.
131. Emile Durkheim : « Schaeffle, A., Bau und Leben des sozialen Körpers : erster Band » in : Revue philosophique de la France et de l’étranger 10/7-12, 1885, 84-101.
132. Wolf Feuerhahn : « Les “sociétés animales” : un défi à l’ordre savant » in : Romantisme 154/4, 2011, 35‑51.
133. Wolf Feuerhahn : « Zwischen Individualismus und Sozialismus: Durkheims Soziologie und ihr deutsches Pantheon » in : Gangolf Hübinger (dir.), Europäische Wissenschaftskulturen und politische Ordnungen in der Moderne (1890-1970). Munich : Oldenburg 2014, 79-98.
134. Roger L. Geiger : « René Worms, l’organicisme et l’organisation de la sociologie », trad. Marie-France Essyad et Philippe Besnard in : Revue française de sociologie 22/3, 1981, 345-60.
135. Paul Janet : « Alfred Espinas, Des Sociétés animales » (Recension) in : Le Temps (16/08/1878).
136. Sarah Jansen : “Schädlinge”: Geschichte eines wissenschaftlichen und politischen Konstrukts. 1840-1920. Frankfurt am Main : Campus Verlag 2003.
137. Stephen Reicher : « Group Mind » in : John M. Levine et Michael A. Hogg (dir.) : Encyclopedia of Group Processes and Intergroup Relations, vol. 1. Thousand Oaks : SAGE 2010, 349-351.
138. Bernard Valade : « Notes sur la sociologie d’Alfred Espinas » in : L’Année sociologique (1940/1948-), Troisième série, 41, 1991, 289-294.
4.5. Ouvrages et articles sur Espinas et Nietzsche.
139. Charles Andler : Nietzsche, sa vie et sa pensée, 3 volumes. Paris : Gallimard 1958.
140. Thomas H. Brobjer : « Darwinismus » in : Henning Ottmann (dir.) : Nietzsche-Handbuch: Leben - Werk - Wirkung. Stuttgart : JB Metzler 2000, 212‑213.
141. Thomas H. Brobjer : Nietzsche’s Philosophical Context: An Intellectual Biography. Champaign : University of Illinois Press 2008.
142. Marco Brusotti : « Die “Selbstverkleinerung des Menschen” in der Moderne » in : Nietzsche-Studien 21, 1992, 81‑136.
143. Marco Brusotti : « Nachweise zu Quellen der Morgenröthe und nachegelassener Aufzeichnungen aus der Zeit der Morgenröthe » in : Nietzsche-Studien 30, 2001, 422-434.
144. Giuliano Campioni, Paolo D’Iorio, Maria Cristina Fornari, Francesco Fronterotta et Andrea Orsucci : Nietzsches persönliche Bibliothek. Berlin ; New York : De Gruyter 2002.
145. Johann Figl : Nietzsche und die Religionen. Berlin ; New York : De Gruyter 2007.
146. Maria Cristina Fornari : « Die Spur Spencers in Nietzsches “moralischem Bergwerke” » in : Nietzsche-Studien 34, 2005, 310‑328.
147. Maria Cristina Fornari : La morale evolutiva del gregge: Nietzsche legge Spencer e Mill. Pisa : ETS 2006.
148. Maria Cristina Fornari : « “Von Natur aus gut”: Schatten Gottes und Neuroethik » in : Carlo Gentili et Cathrin Nielsen (dir.) : Der Tod Gottes und die Wissenschaft. Berlin ; New York : De Gruyter 2008, 283-301.
149. Maria Cristina Fornari : « Nietzsche und die politische Philosophie » in : Helmut Heit et Lisa Heller (dir.) : Handbuch Nietzsche und die Wissenschaften. Berlin ; Boston : De Gruyter 2014, 322-340.
150. Maria Cristina Fornari : « Social Ties and the Emergence of the Individual: Nietzsche and the English Perspective » in : João Constâncio, Maria João Mayer Branco et Bartholomew Ryan (dir.) : Nietzsche and the Problem of Subjectivity. Berlin ; Boston : De Gruyter 2015, 234-253.
151. Maria Cristina Fornari : « “Ein Kampf, der nicht der Kampf der Motive ist”. Aurora come reale punto di svolta nella riflessione nietzscheana » in : Céline Denat et Patrick Wotling (dir.) : Aurore, tournant dans l’oeuvre de Nietzsche ? Reims : EPURE 2015, 53-63.
152. Marie-Luise Haase : « Der Übermensch in Also sprach Zarathustra und im Zarathustra-Nachlaß 1882-1885 » in : Nietzsche-Studien 13, 1984, 228-244.
153. Marie-Luise Haase : « Nachweis aus C. A. Meinert, Paul Mantegazza, Alfred Espinas, Ralph Waldo Emerson und Emile Montégut » in : Nietzsche-Studien 19, 1990, 526‑530.
154. Janske Hermens : « Entartung/Degeneration » in : Paul van Tongeren, Gerd Schank et Herman Siemens (dir.) : Nietzsche-Wörterbuch Online. In Nietzsche Online (NO). Berlin ; Boston : De Gruyter 2011. DOI : 10.1515/NO_W017186_0083, visité le 11/09/2017.
155. Anthony K. Jensen : « Nietzsche and Historiography » in : Helmut Heit et Lisa Heller (dir.) : Handbuch Nietzsche und die Wissenschaften. Berlin ; Boston : De Gruyter 2014, 201-221.
156. Robert Krause : « In tierischer Gesellschaft. Espinas’ verhaltensbiologische Untersuchung als Quelle der philosophisch-literarischen Reflexion des Lebensbegriffs in Nietzsches Fröhlicher Wissenschaft » in : Katharina Grätz et Sebastian Kaufmann (dir.) : Nietzsche zwischen Philosophie und Literatur: Von der Fröhlichen Wissenschaft zu Also sprach Zarathustra. Heidelberg : Universitätsverlag Winter 2016, 119-136.
157. Mazzino Montinari : Friedrich Nietzsche, trad. Paolo D’Iorio et Nathalie Ferrand. Paris : PUF 2001.
158. Gregory Moore : « Nachweise aus William H. Rolph, Charles Richet La Douleur, Henry Maudsley, Friedrich Lange, Karl Semper und Alfred Espinas » in : Nietzsche-Studien 27, 1998, 535‑551.
159. Gregory Moore : Nietzsche, Biology and Metaphor. Cambridge : Cambridge University Press 2002.
160. Andrea Orsucci : Dalla biologia cellulare alle scienze dello spirito. Aspetti del dibattito sull’individualità nell’Ottocento tedesco. Bologna : Il Mulino 1992.
161. Andrea Orsucci : Genealogia della morale. Introduzione alla lettura. Rome : Carocci 2001.
162. Andrea Orsucci : « Quellen Nietzsches in Charles Richet, L’Homme et l’intelligence und Alfred Espinas, Die thierischen Gesellschaften » in : Nietzsche-Studien 31, 2002, 314‑318.
163. Helmut Pfotenhauer : Die Kunst als Physiologie. Nietzsches ästhetische Theorie und literarische Produktion. Stuttgart : JB Metzler 1985.
164. Harry T. Reis : « A History of relationship research in social psychology » in : Arie W. Kruglanski et Wolfgang Stroebe (dir.) : Handbook of the History of Social Psychology. New York ; Londres : Psychology Press 2012, 363-382.
165. Jochen Schmidt : Nietzsche-Kommentar: Morgenröthe. Berlin ; New York : De Gruyter 2015.
166. Andreas Urs Sommer : Nietzsche-Kommentar: Der Fall Wagner und Götzen-Dämmerung. Berlin ; Boston : De Gruyter 2012.
167. Andreas Urs Sommer : Nietzsche-Kommentar: Der Antichrist, Ecce Homo, Dionysos-Dithyramben, Nietzsche Contra Wagner. Berlin ; Boston : De Gruyter 2013.
168. Andreas Urs Sommer : Nietzsche-Kommentar: Jenseits Von Gut Und Böse. Berlin ; Boston : De Gruyter 2016.
169. Werner Stegmaier : Nietzsches Befreiung der Philosophie: Kontextuelle Interpretation des V. Buchs der Frohlichen Wissenschaft. Berlin ; Boston : De Gruyter 2012.
170. Barbara Stiegler : Nietzsche et la biologie, Paris : PUF 2001.